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REVUE
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SYNTHÈSE HISTORIQUE
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SYNTHÈSE HISTORIQUE
Directeur : Henri BERR
TOME SEPTIÈME
AOUT A DÉCEMBRE 1903
PARIS LIBRAIRIE LÉOI'OLD CERF
It, RUE SAINTE-ANNE, lî
1903
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L'HISTOIRE & LE DÉVELOPPEMENT DE LA PENSÉE GRECQUE
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L'affranchissement intellectuel du peuple grec ne se prépara pas seulement par les voies de la recherche scientifique appliquée à la nature. La prolongation de la pensée mythique était liée à une cer- taine étroitesse de l'horizon dans le temps comme de l'horizon dans l'espace. Les circonstances avaient élargi peu à peu ce dernier. Simultanément, et d'une manière durable, les limites de tous les deux furent reculées par l'apparition de deux disciplines sœurs, dont la culture fut aussitôt réunie dans les mômes mains.
Les chroniques des villes, les listes de prêtres, les catalogues des vainqueurs aux jeux nationaux ont donné naissance à l'historio- graphie grecque. Mercenaires, flibustiers, marchands et colonisa- teurs ont été les pionniers de la géographie. Un puissant et ori- ginal esprit, Hécatée de Milet, a, le premier, réuni ces deux domaines du savoir. Des voyages étendus, des informations plus étendues encore, lui avaient procuré un trésor de connaissances qui le mit à même de donner de sages conseils à ses compatriotes de [Tonte, pendant leur grande insurrection contre la domination perse (502-496) et d'intervenir habilement comme négociateur entre les deux partis. Il avait consigné le résultat de ses recherches dans deux ouvrages dont nous ne possédons plus que quelques misé- rables restes, dans les livres de sa Géographie, qui portaient les titres des trois continents : Europe, Asie et Libye (Afrique), et dans les quatre livres de ses Généalogies. En tête de ces dernières, il H. S. II. — T. VII, n° 19. 1
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écrivait, fier de ne s'appuyer que sur la raison, cette phrase qui témoigne d'un esprit clair et positif, et qui résonne à nos oreilles comme une éclatante fanfare dans l'air pur du malin : « Hécatée de Milet parle ainsi. J'ai transcrit ce qui suit comme chaque chose me paraissait être vraie : car les discours des Hellènes sont multiples, et, à ce qu'il me semble, ridicules. » Nous nous trouvons au ber- ceau de la critique De même que Xénophane introduit l'esprit d'examen dans l'étude de l'univers, Hécatée l'introduit dans celle des choses humaines. Pourquoi et comment il le fait, cela ressort en bonne partie déjà des termes de cet audacieux prélude. Les con- tradictions des traditions historiques le forcèrent à faire un choix entre elles. Leurs absurdités, c'est-à-dire ce qui, dans leur contenu, ne se conciliait pas avec ce qu'il considère comme croyable et possible, — ici nous reconnaissons que l'esprit du libre examen s'était déjà emparé de lui — lui donnèrent le courage d'exercer sur elles une critique incisive. Une lui suffit pas non plus d'admettre une tradition et d'en rejeter une autre ; il s'estime en droit de remanier ces récits pour en dégager le vrai noyau de son enveloppe légendaire. Car il veut représenter les faits tels qu'ils lui paraissent s'être passés. Il n'a pas devant lui des documents ou des témoignages dont il puisse examiner l'âge, la provenance ou la dépendance réciproque, car l'usage de fixer d'une manière fidèle les événements contemporains n'apparaît que tard en Grèce ; la connaissance de la plus grande partie des faits historiques n'est transmise que par la tradition et par ses représentants, les poètes, auxquels s'ajoutent, à peu près depuis l'an 600, des prosateurs. Il n'est donc pas en mesure d'apprécier les témoins des événements et le degré de confiance qu'ils méritent; son jugement ne peut se baser que sur des critères internes; il est obligé de renoncer à ta critique ou de faire de la critique subjective. Sa méthode ne peut être autre que celle que l'on a appelée semi-historique, ou désignée d'un mot que nous préférons éviter à cause des abus auxquels il donne facilement lieu, celui de rationaliste. Il nous reste encore à mentionner une circonstance décisive en pareille matière. Le large regard porté sur les légendes et les histoires des pays étrangers a non seulement contribué essentiellement à éveiller la méfiance à l'endroit de la tradition nationale, il a aussi prescrit la voie à suivre à tous ceux qui n'étaient pas assez téméraires pour jeter par- dessus bord l'ensemble de la tradition mythique. Hécatée, cet explo-
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rateur qui se trouvait partout chez lui, fit à Thèbes, en Egypte, une expérience qui nous paraît typique des impressions que ses sem- blables et lui ont dû éprouver souvent au contact des nations plus civilisées. Il avait fait voir aux prêtres de Thèbes, non sans com- plaisance, son arbre généalogique, d'où il résultait que son premier ancêtre était un dieu, et qu'il n'en était séparé que par quinze générations Alors ils le conduisirent dans une salle où étaient exposées les statues des grands prêtres de Thèbes. Il n'y en avait pas moins de trois cent quarante-cinq ! Chacune de ces statues, à ce que lui assuraient ses guides à la face glabre, avait été élevée du vivant de son modèle ; la dignité de prêtre était héréditaire, et avait passé toujours de père en fils dans cette longue série; tous avaient été des hommes comme nous ; pas un seul n'avait été dieu, ni même demi-dieu; auparavant, sans doute, ajoutaient les prêtres, des dieux avaient séjourné sur la terre, mais dans ce long espace de temps, il ne s'était déroulé que de l'histoire humaine, attestée par des documents! L'impression que produisit cette révéla- tion sur le Grec à la fois décontenancé et convaincu, n'est pas facile à décrire Ce fut sans doute comme si le plafond de la salle dans la- quelle il se trouvait s'élevait à ce moment à perte de vue au-dessus de sa tête et envahissait une grande partie des régions célestes. Le domaine de l'histoire humaine s'étendait pour lui à l'infini, tandis que le champ de l'intervention divine se rétrécissait d'autant. Il était impossible que des dieux et des héros eussent pris part à des événements que des traditions incontestées plaçaient à une date relativement récente, comme, par exemple, à l'expédition des Argonautes ou à la guerre de Troie. Là les choses devaient s'être passées à peu près comme elles se passent actuellement ; la norme du possible, du naturel et par conséquent du croyable, pouvait être appliquée aux traditions d'une époque qui avait été jusqu'alors con- sidérée comme le théâtre des interventions surnaturelles et des faits merveilleux. Et c'est bien ce qu'Hécatée comprit. Il lui parut inadmissible qu'Héraclès eût conduit les bœufs volés par lui à Géryon depuis la fabuleuse Erytheia, située, disait-on, dans le voi- sinage de l'Espagne, jusqu'à 1 hellénique Mycènes ; ce Géryon avait dû régner plutôt sur un territoire du nord-ouest de la Grèce (en Epire\ dont les bœufs étaient célèbres parleur force et leur beauté, et qui, par sa terre rouge-brique semblait mériter le nom d'Erytheia (Terre Rouge). Ces ressemblances de noms, et l'inépui-
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sable ressource que fournissait l'étymologie, en général, ont joué un rôle considérable dans l'interprétation que le géographe donnait des mythes. Les faits qui se rattachent à la guerre de Troie étaient également ramenés par lui aux proportions de l'histoire, comme ils allaient l'être, nous le verrons, par Hérodote. Les monstres fabu- leux, comme Cerbère, ne trouvaient pas davantage grâce devant la sévérité de ce juge des légendes. Le chien infernal aux trois têtes était identifié par lui, sur la foi de nous ne savons quels arguments, à un énorme serpent qui avait habité autrefois le promontoire laco- nien du Ténare. Mais bornons-nous à ces indications. Notre but était seulement de montrer la première apparition de l'esprit de cri- tique et de doute dans le domaine des études historiques, et d'ex- pliquer la forme que le scepticisme y prit et y garda, par nécessité interne; carie grand successeur de l'historien milésien, Hérodote, auquel nous arrivons maintenant, suivit la môme ligne de conduite.
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Hérodote d'Halicarnasse (né peu avant 480), auteur du chef- d'œuvre historique le plus parfait qui puisse jamais ravir les cœurs des hommes, était aussi à sa manière un penseur. Faute des termes de comparaison nécessaires, il nous est difficile de mesurer à quel point il était original. Mais précisément parce qu'Hérodote est re- présentatif non seulement de lui-môme, mais encore de plus d'un de ses contemporains dont les écrits ne nous sont pas parvenus, il convient de s'arrêter un peu à son œuvre. Quoi de plus agréable, d'ailleurs, pour nous que de puiser à cette source délicieuse quelques gorgées rafraîchissantes? Son exposition, poursuivie avec un art consommé, ne se contente pas d'unir, mais fond ensemble l'histoire des hommes et la science de la terre; elle groupe en un tout harmonieux, en un seul tableau, les histoires isolées des divers peuples, et dès le début elle nous offre de précieux enseignements. Hérodote se demande quelle a été l'origine de la vieille querelle qui divise l'Orient et l'Occident, et qui a atteint son paroxysme dans les guerres persiques, sujet et point culminant de son livre. Avant d'en arriver au premier souverain de l'Asie qui ait fait la guerre aux
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Grecs et les ait soumis, au roi Crésus de Lydie, il fait mention de la guerre de Troie et de sa cause, l'enlèvement d'Hélène, ce qui l'amène à remonter aux récits, connexes selon lui — des aventures d'Io, d'Europe et de Médée. Mais quelle empreinte particulière, on pourrait presque dire moderne, il donne à ces figures, à ces évé- nements si connus par les légendes divines et héroïques des Grecs ! Ce n'est pas la jalousie d'Héra qui force à fuir dans les pays loin- tains Io, l'amante de Zeus changée par lui en génisse; ce n'est pas le dieu du Ciel qui, sous forme de taureau, séduit Europe ; il n'est plus question de Médée, petite-fille du dieu du Soleil, de la part qu'elle prend à la conquête de la toison d'or et de ses enchante- ments. Ces radieuses héroïnes sont devenues de pâles princesses; le dieu suprême et Jason, le héros semblable aux dieux, ont fait place à des marchands phéniciens, à des pirates crétois, à des mer- cenaires grecs. Le second rapt d'une femme nous est donné comme la punition du premier; le troisième a pour but de venger le se- cond. Des hérauts et des ambassadeurs formulent des griefs contre la violation du droit des gens; et si les offensés se font eux-mêmes justice en rendant œil pour œil et dent pour dent, c'est uniquement parce que les coupables se refusent à donner satisfaction. Qui ne reconnaît ici la méthode semi-historique d'Hécatée, à cette diffé- rence près qu'elle est maintenant appliquée plus largement et qu'elle établit un lien de causalité entre de prétendus événements historiques? A titre d'autorités, Hérodote invoque les Phéniciens et les Perses, au dire desquels les Grecs sont coupables d'avoir enve- nimé la querelle. N'ont-ils pas, les premiers, entrepris de venger si 'rii'usi-ment l'enlèvement d'Hélène, équipé une flotte puissante, assiégé et détruit Ilion pour rendre cette femme à son époux? D'autre part, les Phéniciens ne se font pas faute d'excuser leurs compatriotes : Io, affirment-ils, n'a pas été entraînée de force à bord du navire qui l'a arrachée à sa patrie argienne; loiu de là, elle s'est elle-même gravement compromise avec le commandant du vais- seau, et quand elle s'est rendu compte des suites de sa faute, elle s'est volontairement enfuie pour échapper à la colère de ses pa- rents. A quoi attribuer cette tendance terre à terre de l'histoire et la chute profonde des grandes figures légendaires qui en est la conséquence? Sans aucun doute, en dernière analyse, au désir que nous avons déjà constaté chez Hécatée d'élargir l'horizon his- torique et à la nécessité, pour cela, de resserrer de plus en plus
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les limites du surnaturel. Par là les sublimes créations de la lé- gende, auréolées par la poésie, s'abaissent au niveau du naturel et du croyable, pour tomber enfin dans la trivialité. Hérodote lui- même est assez clairvoyant pour s'abstenir de toute appréciation sur la valeur historique des récits qu'il reproduit. Mais, en mettant ainsi en évidence les combinaisons des savants étrangers versés dans les légendes, et si indifférents, pour ne pas dire si hostiles au mythe grec, il donne à entendre clairement que, chez lui aussi, le développement de la raison avait porté un coup sensible à la foi confiante d une époque plus naïve. Il le montre encore plus claire- ment par la manière dont il raconte la légende de Troie. Hélène, pense-t-il avec Hécatée, ne séjournait pas à Troie pendant le siège de cette ville, mais en Egypte. C'est là que Paris avait été entraîné parles vents contraires, et le magnanime roi Protée retint l'épouse de Ménélas pour la restituer à son légitime époux, si gravement offensé. Comment cette croyance pouvait-elle naître en Egypte même? Comment le poète Stésichore a-t-il travaillé à la préparer? Et comment Hérodote a-t-il cherché à la défendre par des vers de Y Iliade ? Autant de questions dont nous n'avons pas à nous préoc- cuper ici. Mais la nouvelle tendance est caractérisée au plus haut degré par la peine qu'il se donne pour démontrer seule vraie et possible, pour des raisons internes, cette version pseudo-histo- rique. Si les Troyens n'ont pas mis fin aux longues calamités de la guerre en rendant Hélène, c'est qu'elle ne se trouvait pas dans leur ville. « Car, vraiment, ni Priam ni les siens n'étaient assez fous du cerveau pour mettre en jeu leur vie, la vie de leurs enfants et le salut d'Ilion uniquement pour qu'Hélène restât l'épouse de Paris. » Le refus aurait été compréhensible tout au plus au commencement de la lutte, mais non pas au moment où, à chaque rencontre, tom- baient un si grand nombre de citoyens et au moins deux ou trois des fils de Priam ; songez aussi que l'aîné et de beaucoup le plus capable des deux princes n'était pas Paris, mais Hector, l'héritier présomptif du trône etc., etc. Encore un exemple pour éclairer tout à fait la méthode semi-historique. Les prêtresses de Dodone avaient raconté à l'historien l'origine de l'oracle : à les croire, une colombe noire s'était enfuie de l'égyptienne Thèbes à Dodone, et du haut d'un arbre, avait ordonné, d'une voix humaine, la fonda- tion d'un oracle. « Mais, objecte aussitôt Hérodote non sans une certaine mauvaise humeur, comment pouvait-il se faire qu'une
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colombe parlât avec une voix humaine? » Et comme, en même temps, ces prêtresses racontaient qu'une seconde colombe noire s'était envolée du côté de la Libye, et qu'elle y avait fondé l'oracle d'Ammon, l'historien n'hésite pas à reconnaître dans cette légende l'écho d'un fait qu'il avait lui-même appris à Thèbes. Deux femmes employées dans le temple, lui avait-on dit, avaient été enlevées par des Phéniciens et vendues comme esclaves, l'une en Libye, l'autre en Grèce, où elles avaient fondé ces deux antiques et célèbres oracles. Cette hardie invention de l'orgueil égyptien provoqua d'abord chez Hérodote un doute passager qui se traduisit par cette question : « Comment ètes-vous renseignés si exactement à ce sujet?" Mais bientôt il y vit une vérité établie, tant les deux récits concordaient bien ! Les habitants de Dodone avaient évidemment vu dans l'étrangère un oiseau parce que la langue incompréhensible dont elle se servait se rapprochait davantage du babil des oiseaux que des discours humains. Et si l'Égyptienne était devenue une colombe noire, c'est à cause de la couleur de sa peau. Au bout d'un certain temps, elle avait appris la langue du pays, et alors on avait dit que la colombe parlait à la manière des hommes. Enfin elle avait été renseignée sur le sort de sa sœur qui avait été em- menée en Libye, et elle avait parlé de la chose à Dodone. Nous sourions de ce curieux mélange de simplicité enfantine et de subti- lité de raisonnement. Mais nous retrouvons notre sérieux, et la mauvaise humeur qu'a éveillée en nous cette vilaine transformation des naïves légendes populaires se dissipe dès que nous nous sou- venons du rôle important qu'a joué dans le progrès intellectuel de l'humanité cette tendance à voir de l'histoire sous le voile du mythe. La poésie s'était donnée comme réalité ; quoi d'étonnant si, de son côté, la réalité cherchait à empiéter sur le champ de la poésie? Avec les moyens de recherche dont on disposait alors, il n'était pas pos- sible de déterminer, même approximativement, la limite entre les deux domaines. Même aujourd'hui, on n'a pas réussi à trancher complètement la question de savoir à laquelle des deux appartient le territoire contesté. Le « père de l'histoire » penchait à revendiquer pour l'histoire toutes les créations de la légende qui pouvaient, à la rigueur, être d'origine historique ; actuellement, c'est la tendance opposée qui prévaut.
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Nous avons constaté que la transformation des mythes s'était opérée sous l'empire de deux causes : par l'élargissement de l'ho- rizon dans le temps et dans l'espace, et par les échanges d'opinion avec les juges étrangers, et par conséquent impartiaux ou indiffé- rents, des traditions nationales. Il nous reste à mentionner le plus puissant facteur de cette transformation : nous voulons parler du conflit douloureux qui s'élève entre l'ancienne croyance et la science nouvelle et des efforts que l'on tente pour y mettre fin. Le trésor accru des connaissances empiriques, la domination toujours plus grande qu'on exerçait sur la nature, avaient visiblement fortifié la croyance à la continuité du fleuve des phénomènes. Alors se posa une question : comment éviter, si possible, une rupture funeste avec les vénérables traditions de l'antiquité? L'interpré- tation des légendes au sens de l'histoire en sacrifie une partie pour sauver le reste. C'est une de ces demi-mesures, un de ces moyens termes auxquels on recourt d'instinct, que l'ignorance superficielle a toujours dédaignés, mais qui n'en sont pas moins, en réalité, de la plus haute valeur. On peut les comparer aux « fictions » juri- diques qui, à un moment donné, ont été la condition de tous les progrès durables. Un autre de ces utiles compromis se rapportait à l'activité des dieux eux-mêmes. Les Thessaliens, nous dit Héro- dote, considèrent comme une œuvre de Poséidon la profonde gorge qui forme le lit du Pénée. « Et non sans raison, ajoute-t-il d'une manière très significative, car celui qui croit que Poséidon ébranle la terre et que les gorges formées par des tremblements de terre sont les œuvres de ce dieu, ne pourra s'empêcher, en voyant celle- ci, de la tenir aussi pour un ouvrage de Poséidon. En effet, à ce qu'il me semble, cette fissure de la montagne est le résultat d'un tremblement de terre. » Cela signifie-t-il que l'historien d'Halicar- nasse ait rejeté tout à fait et par principe les interventions sur- naturelles, et qu'il ait considéré chaque dieu comme présidant simplement à un département de la nature ou de la vie soumis à l'action de forces régulières? Absolument pas. Des dispositions marquées à une science positive se croisent dans son esprit avec des tendances non moins fortes dérivées de l'antique conception
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religieuse. Il avait voué une attention en une certaine mesure sys- tématique aux transformations de la surface terrestre, et ramené les phénomènes particuliers à des causes générales; c'est pour- quoi il peut, dans ce domaine, se passer des interventions divines directes. Sur ce point, il a été l'élève de ses prédécesseurs Anaxi- mandre, Xénophane et aussi de l'historien lydien Xanlhos, qui écrivait en grec ; il l'a été aussi, et cette fois sans dommage pour lui, des préires égyptiens. Grâce à ces derniers, il est en mesure d'expliquer la formation du delta du Nil d'une manière parfaite- ment exacte et rationnelle, faisant preuve d'un don d'observation pénétrante et parlant en même temps et sans hésitation de périodes extrêmement longues : n'évalue-t-il pas l'âge actuel de la terre à vingt mille ans au moins? En d'autres occasions encore, il exprime des doutes sur l'intervention immédiate de la divinité. Les mages de la Perse avaient, disait-on, apaisé un violent orage par des sa- crifices et des exorcismes ; Hérodote rapporte cette version, mais non sans ajouter cette sceptique remarque : « Ou peut être l'orage s'est-il calmé de lui même. » Et précisément à propos de cet orage qui fut si funeste à la flotte perse, il laisse en suspens la question de savoir s'il a, oui ou non, élé provoqué par les prières et les sacrifices des Athéniens à Borée. Ici. sans doute, ses doutes ont été éveillés par la proximité immédiate des prétentions contraires émises en même temps par les Grecs et par les Barbares. En re- vanche, quand un correctif comme celui-là lui a fait défaut, et sur- tout quand une passion violente a relégué ses réflexions à l'arrière- plan, notre historien accumule les apparitions merveilleuses des dieux, les songes envoyés par eux, — auxquels il oppose ceux que produisent les causes naturelles, — les présages significatifs et les prédictions étonnantes. Les divergences que l'on constate à cet égard entre les diverses parties de l'ouvrage sont si fortes que cer- tains critiques se sont hasardés à déterminer par elles la date de composition des différents livres, et à affirmer que dans l'intervalle les idées religieuses d'Hérodote s'étaient modifiées. De telles hypo- thèses, nullement indispensables en elles-mêmes, et dépourvues de toute base certaine, ne suffiraient d'ailleurs pas pour écarter de la théologie d'Hérodote toutes les contradictions. Sa conception des choses divines est essentiellement vacillante, et présente les nuances les plus changeantes. Sa tendance marquée à ramener à des modèles égyptien? ou à des influences égyptiennes nombre de
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divinités ou de cérémonies religieuses de la Grèce ; la hardiesse avec laquelle il affirme « que ce n'est qu'hier ou avant-hier — c'est-à-dire à peu près quatre cents ans avant lui — qu'Homère et Hésiode ont donné aux Grecs leur théogonie, et qu'ils ont attribué aux dieux leurs noms, leurs emplois et leurs dignités aussi bien que leurs formes », tout cela peut le faire passer pour un adver- saire non seulement de l'anthropomorphisme, mais encore du polythéisme en général. On peut le croire adversaire de l'anthro- pomorphisme quand on le voit opposer expressément la religion naturaliste des Perses aux dieux à figure humaine des Grecs, et nous dire des premiers, non sans une approbation intérieure, qu'ils offrent des sacrifices aux grandes puissances naturelles, « au Soleil, à la Lune, à la Terre, au Feu, à l'Eau et aux Vents », et que, sous le nom de Zeus ils n'entendent pas autre chose que l'ensemble du firmament. Il serait difficile de contester qu'il n'ait éprouvé quelques accès d'un doute analogue, sous l'influence peut-être des doctrines de Xénophane et d'autres philosophes. Mais ces doutes n'avaient pris dans son esprit que de bien légères racines : il lui suffit d'avoir, un jour, soumis à une critique incisive une légende héroïque de la Grèce, pour se sentir pénétré d'un véritable effroi et pour se croire obligé d'en demander humblement pardon aux dieux et aux héros offensés par lui. Dans le même passage précisément, il accorde la préférence parce qu'elle est la « plus juste » à la doc- trine de ceux de ses compatriotes qui admettaient un double Héra- klès, l'un ancien et vraiment divin, l'autre plus jeune et qui n'est qu'un héros ou un homme divinisé. Il approuve ces Grecs de dis- tinguer entre les deux et de leur consacrer des sanctuaires séparés. C'est là, soit dit en passant, la plus ancienne application de cet expédient de la critique, qui, plus tard, a si souvent servi à faire disparaître les contradictions de la tradition légendaire. Ces accès de scepticisme n'ont guère laissé en lui, comme résidu solide, qu'une conviction, à savoir que la certitude du savoir humain, en ce qui touche aux choses divines, n'est pas bien grande, et que nous les voyons, à travers les descriptions des poètes, comme à travers un voile qui les trouble. « Si d'ailleurs on peut se fier aux poètes épiques », voilà la réserve qu'il exprime dans une occasion particulière, mais cette réserve a pour lui une portée tout à fait générale. Et c'est avec une véritable amertume qu'il se plaint de ce que « tous les hommes en savent autant les uns que les autres
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sur les choses divines », c'est-à-dire aussi peu les uns que les autres.
Nous ne pourrons pas non plus, par conséquent, considérer Hérodote comme un monothéiste déguisé, quoiqu'il soit assez com- préhensible que, aux yeux de plusieurs, il ait passé pour tel. Ce n'est pas sans étonnement sans doute que nous l'entendons, quand il discute avec indépendance des questions religieuses, parler non pas d'Apollon ou d'Athéna, d'Hermès ou d'Aphrodite, mais presque exclusivement de « Dieu » et de la » divinité ». Mais notre surprise diminue lorsque nous y regardons de plus près : il ne s'agit, dans tous ces passages, que des lois générales qui régissent le monde. En pareil cas, Homère fait intervenir presque sans distinction, et môme dans une immédiate proximité, les dieux et Zeus. Ainsi, dans les vers magnifiques où il fait ressortir à nos yeux la fragilité de la destinée humaine avec d'incomparables accents : « Rien n'est plus misérable que l'homme parmi tout ce qui respire ou rampe sur la terre, et qu'elle nourrit. Jamais, en effet, il ne croit que le malheur puisse l'accabler un jour, tant que les dieux lui conservent la force et que ses genoux se meuvent ; mais quand les dieux heu- reux lui ont envoyé les maux, il les supporte malgré lui d'un cœur patient. Tel est l'esprit des hommes terrestres, semblable aux jours changeants qu'amène le père des hommes et des dieux. » Partout où les dieux agissent ensemble, partout où il n'est pas question de leurs visées séparées, mais d'une manifestation commune de leur volonté, on est tenté de les considérer soit comme les exécuteurs des ordres du dieu souverain, soit comme les représentants d'un principe qui leur est également inné à tous. Telle est la conception d'Hérodote ; si incertaine que soit sa science relativement aux dieux individuels, et si profonde que soit sa répugnance pour tout gros- sier anthropomorphisme, nous n'avons pas le droit de lui attribuer une attitude négative à l'égard du panthéon hellénique.
Sa pensée, à ce sujet, se distingue de celle d'Homère sur trois points principaux. Une méditation prolongée et sérieuse sur l'ordre de la nature et sur la destinée humaine, jointe à l'intelligence plus développée qu'on avait de l'unité du gouvernement de l'univers, offraient des occasions incomparablement plus fréquentes de parler des lois générales qui le régissent. D'autre part, la foi en la vérité littérale des récits mythiques avait diminué, et l'image du dieu suprême se voyait, ensuite de cela, dépouillée de plus d'un trait
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humain inséparable autrefois de son essence. Enfin, on relève ici les traces de l'influence des philosophes, qui depuis longtemps avaient trouvé la source primitive de toute existence dans un prin- cipe impersonnel supérieur aux dieux particuliers. Le régulateur de l'univers, auquel obéit aussi bien la volonté des dieux eux- mêmes que la destinée des hommes, ne possède plus maintenant de caractère strictement personnel, ou du moins il a perdu sa ri- chesse en traits individuels ; c'est pourquoi, sans une trop grande inconséquence, on peut l'appeler tour à tour le dieu ou la divinité. Mais voici encore une contradiction, et la plus importante de toutes. Ce principe primordial, qui oscille entre le personnel et l'imper- sonnel, apparaît tantôt comme un être secourable et plein de bien- veillance, tantôt comme un être défavorable et malveillant, et vaines sont toutes les tentatives pour faire disparaître ou même seulement pour atténuer cette opposition. « Dans sa sagesse », la « Providence divine » a accordé une très grande fécondité aux animaux faibles et craintifs, mais elle a limité la multiplication des animaux forts et malfaisants; il n'en fallait pas moins pour la con- servation et la prospérité des créatures. Souvent aussi, elle bénit les actions et assure le salut des hommes par des décrets et des dispensations favorables. Mais, d'autre part, elle se plaît à préci- piter tout ce qui « se glorifie », à abaisser « tout ce qui s'élève », « tout comme la foudre se décharge sur les hautes demeures et les grands arbres ». C'est pourquoi, dans le discours qu'il fait pro- noncer au sage Solon, Hérodote dit que la divinité est jalouse et trouve son plaisir à tout bouleverser. Et celte divinité suprême, qui se confond ici avec le destin, ne se contente pas de manifester, suivant l'occasion, la tendresse d'un père ou l'envie d'une marâtre ; il y a aussi en elle une justice sévère qui la porte à punir inexora- blement les fautes des hommes. Ces éléments contradictoires n'é- taient pas complètement étrangers non plus à l'ancienne mytho- logie. Mais dès lors les esprits avaient scruté plus à fond l'idée de la finalité de l'univers ; les subites vicissitudes du sort et les grandes révolutions historiques les avaient assombris ; en même temps, la conscience morale avait acquis plus de profondeur; aussi, non seulement les divergences et les contradictions des théories destinées à expliquer les phénomènes avaient pris plus d'intensité, mais la dissonance était devenue plus aiguë parce que les tendances. et les volontés en conflit, au lieu de se répartir sur
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une foule d'êtres individuels en lutte les uns contre les autres, s'étaient concentrées dans l'unique et suprême divinité.
En ce qui concerne le rôle de juge attribué à celle-ci, et auquel nous venons de faire allusion, nous constatons une distinction tout à fait étonnante. Tantôt ce rôle apparaît comme une partie de ce qu'on pourrait appeler l'ordre naturel agissant automatiquement ; tantôt il s'exerce suivant un plan arrêté : le juge divin choisit avec un art sûr de lui-même les moyens les mieux appropriés à ses buts, se joue de toutes les intentions humaines et les force à servir ses propres desseins. Lorsque Darius envoya dans les villes grecques pour les sommer de se soumettre, les prescriptions sacrées du droit des gens furent violées, à Athènes aussi bien qu'à Sparte, par le massacre des hérauts. « Comment donc les Athéniens furent punis de ce qu'ils avaient fait », Hérodote reconnaît franchement qu'il n'est pas en mesure de le dire, « si ce n'est que le Perse dé- truisit leur ville et dévasta leur territoire ». Mais, ajoute-t-il immé- diatement, « je ne crois pas que ce fût pour cette raison ». Quant aux Spartiates, nous dit-il ensuite, le courroux du divin ancêtre de leurs hérauts, Talthybios, se déchaîna sur eux, provoqué par le meurtre des messagers des Perses. Pendant des années, les sacri- fices offerts aux dieux furent accompagnés de présages funestes. Alors deux Lacédémoniens, des plus distingués par leur naissance et leurs richesses, Bulis et Sperthias, consentirent à purifier leur ville natale de son crime en se rendant à Suse pour s'y offrir, comme victimes volontaires, aux successeurs de Darius. Quoique te grand roi eût refusé cette offre, leur démarche suffit pour apaiser momentanément la colère de Tallhybios. Mais, longtemps après, dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, elle se réveilla, et les fils de Bulis et de Sperthias, qui avaient été envoyés en ambassade en Asie, furent faits prisonniers par un roi thrace, livrés aux Athéniens et mis à mort par ceux-ci. Cet événement est pour Hérodote une des preuves les plus éclatantes de l'intervention immédiate de la divinité dans les choses humaines. « Car, que la colère de Talthybios se soit déchaînée sur des ambassadeurs, et qu'elle ne se soit pas apaisée avant d'avoir eu son effet, tout cela était dans l'ordre ; mais qu'elle soit tombée sur les fils de ces hommes qui, pour la fléchir, s'étaient précédemment rendus chez le grand roi, — qui ne verrait là le doigt de la divinité ? »
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Même dans les cas où sa sensibilité religieuse ne l'égaré ni ne le détourne, le jugement d'Hérodote oscille étrangement entre la cri- tique et l'absence de critique. Les Anciens ont raillé sa crédulité, et Font appelé, non sans quelque blâme, un conteur d'histoires. En ce qui nous concerne, nous sommes à peine moins surpris de l'excès de critique auquel il s'abandonne parfois. S'il croit souvent quand il devrait douter, il n'est pas rare qu'il doute quand il devrait croire. Il avait entendu parler des longues nuits polaires, d'une manière, il est vrai, un peu fabuleuse. Au lieu de dépouiller ce renseignement de son alliage légendaire en employant, comme il pouvait le faire, la méthode des variations (plus on se rapproche du pôle, plus les nuits deviennent longues), il préfère le reléguer dans le domaine des contes, en s'écriant avec emphase : « Qu'il y ait des hommes qui dorment pendant six mois, je n'en admets pas le premier mot. » Il sait parfaitement bien que les Grecs tirent du nord de l'Europe l'étain aussi bien que l'ambre ; mais il leur en veut de chercher la patrie de ce métal dans le groupe d'îles que, précisément à cause de cet important produit, ils appelaient les « Iles d'Étain » (Cassitérides). Malgré tous ses efforts, dit-il, il n'a pu trouver un voyageur qui lui affirme avoir vu de ses propres yeux la mer dont l'Europe est limitée au Nord. Il connaît la ten- dance qu'a l'esprit humain d'attendre dans les produits de la nature une mesure plus que commune de régularité et de symétrie, et il se moque, non sans quelque raison, de ses prédécesseurs, qui, dans leurs cartes, prêtaient à l'Asie et à l'Europe des contours égaux. Mais il ne peut que « rire » également en voyant que ces mômes géographes — c'est surtout d'Hécatée qu'il veut parler — représentent la terre parfaitement ronde, « comme si elle avait été faite au compas ». On voit comme il était peu préparé à accepter la doctrine, proclamée par Parménide, de la sphéricité de la terre. Mais le plus fort, c'est qu'il s'abandonne lui-même une fois à cette tendance trompeuse qui pousse à admettre des régularités fictives, tendance qu'il reproche, comme nous venons de le voir, à ses pré- décesseurs, même quand ils avaient trouvé la vraie piste. C'est ainsi qu'il flaire un certain parallélisme entre le cours du Nil et
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celui du Danube, et pour ce motif seulement que ce sont les deux plus grands fleuves à lui connus. En tout temps, il a été particu- lièrement difficile de juger avec certitude des limites de variation possibles dans le monde organique. Nous ne blâmerons donc pas Hérodote de ne pas avoir tenu a priori pour incroyable l'existence de serpents ailés en Arabie, mais il nous sera bien permis de nous étonner qu'il n'ait pas relégué au nombre des êtres fabuleux les prétendues fourmis géantes du désert Indien, qui sont plus grosses que des renards, plus petites que des chiens, et qui entassent un sable mélangé d'or, tandis qu'il conteste l'authenticité des Ari- maspes qui n'auraient qu'un œil, en déclarant expressément : « qu'il ne croit pas que des hommes, constitués pour le reste comme les autres, naissent avec un seul œil ».
Pour terminer, nous relèverons une déclaration de l'historien qui marque le point culminant auquel devait atteindre sa pensée scientifique. Parmi les diverses tentatives faites pour expliquer le débordement du Nil, Hérodote en traite une avec un dédain parti- culier; c'est celle qui rattache fénigmatique phénomène — d'une manière qu'il nous est impossible de comprendre aujourd'hui — au fleuve Océan qui entoure la terre. Il la cite comme une des deux théories qu'il juge à peine dignes d'être mentionnées, et « comme la plus absurde des deux, quoiqu'elle paraisse la plus merveil- leuse ». En disant précisément de cette tentative d'explication : « Mais celui qui fait intervenir l'Océan, et qui transporte ainsi la question dans le domaine de l'impénétrable, se dérobe à toute réfutation », en disant cela, veut-il peut-être faire entendre qu'il est impossible de dire si cette théorie est juste et s'abstenir de pro- noncer un jugement? Assurément pas ; car alors le dédain si ouver- tement exprimé dans ce qui précède s'accorderait mal avec une pareille opinion, de même que l'âpre moquerie de la phrase sui- vante : « Car je ne sache pas qu'il y ait un fleuve Océan, et je pense qu'Homère ou l'un des plus anciens poètes, en ayant inventé le nom, l'a introduit dans ses vers ». Évidemment, il n'a rien pu vouloir dire que ceci : une opinion qui s'éloigne si complètement du domaine des faits et de la perception sensible qu'elle n'offre pas même une prise à la réfutation, est par cela même jugée. En d'autres termes : pour qu'une hypothèse mérite quelque considé- ration, pour qu'elle soit digne d'être discutée, il faut, en dernière analyse, qu'elle puisse être vérifiée. Cette fois, Hérodote se place
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à un point de vue purement positif; on pourrait môme dire posi- tiviste. Entre le chercheur qui étudie les faits scientifiques et lé poète qui cr6e.de brillantes fictions, il voit un abîme impossible à combler. Sans doute, ce n'est là qu'un trait de lumière tout à fait unique, mais ce trait le rapproche des plus modernes parmi les modernes. Enflammé par l'ardeur de la polémique, brûlant du désir de laisser derrière lui ses prédécesseurs et ses rivaux, il aperçoit, très distinctement, une loi fondamentale de la méthode, à savoir celle-ci : les hypothèses seules qui peuvent, partiellement ou en entier, être soumises à vérification, sont scientifiquement légi- times. S'il s'était représenté toute la portée de cette pensée, il eût certainement été alarmé de sa hardiesse. C'est pourtant bien là ce qu'il a dit. Seulement, il y a lieu d'appliquer ici la profonde re- marque de Batteux : « On n'a jamais le droit de prêter aux Anciens les conséquences de leurs principes ou les principes de leurs consé- quences. » Et surtout pas, pouvons-nous ajouter, à ceux d'entre eux qui se trouvent au milieu d'une importante époque de tran- sition, précisément comme Hérodote et Hécatée.
Tout d'abord, le besoin de savoir, en s'éveillant, s'est appliqué pour ainsi dire exclusivement à la nature extérieure. Mais si, alors, l'homme ne s'est pas complètement oublié lui-même, il n'a cepen- dant pu s'apparaître que comme le miroir, comme un miroir trouble et fragile, du inonde extérieur. Vint le moment où un sen- timent plus conscient de lui-même lui fit voir dans ses propres facultés à la fois la condition et la limite de toute connaissance, où les nombreuses et vaines tentatives qu'il avait faites pour résoudre pour ainsi dire d'un coup le problème de l'univers lui apportèrent le découragement, où enfin il apprit à s'estimer lui-même davan- tage. Alors l'attention des penseurs se porta sur l'homme et ils virent en lui l'objet le plus digne de l'élude des hommes. Un des effets de cette transformation fut le sérieux plus profond, l'inten- sité plus grande avec lesquels le champ de l'histoire fut dès lorS cultivé. Des esprits de premier ordre, qui, un demi-siècle plus tôt, auraient certainement grossi les rangs des philosophes natura-
l'histoire et le développement de LA PENSÉE GRECQUE 17
listes, se tournèrent alors, comme le demandait leur contemporain Social»'. \ris les « choses humaines ».
Les études historiques prirent à cette époque un prodigieux déve- loppement, et si le champ de l'histoire s'est considérablement agrandi alors, la transformation interne qu'elle a suhie est bien plus considé- rable encore. Le sens politique atteint une hauteur qui dépasse de beaucoup les conceptions d'un Hérodote ; il semble que, de la naï- veté de l'enfance, on ait passé à la maturité d'esprit de l'homme fait. Les premières traces de ce changement se trouvent dans le seul reste qui nous ait été conservé de la riche collection de pam- phlets qui vit le joui' à la lin du Ve siècle.
Le traité Sur la Constitution des Athéniens est un des produits littéraires les plus caractéristiques de tous les temps. Une vive passion politique s'y allie à une tendance très remarquable à la méthode scientifique; et nous y reconnaissons à la fois un esprit très puissant et un cceur profondément froissé. On pourrait com- parer l'auteur à un officier qui observe les ouvrages d'une forte- resse ennemie afin d'en reconnaître les points faibles et de com- biner le meilleur plan d'attaque. Mais il est à tel point surpris de l'habile disposition, de l'intelligente coordination de toutes les parties, que non seulement il déconseille de la manière la plus sérieuse toute attaque prématurée, mais qu'il exprime une admi- ration sans réserve pour des travaux si entendus et fait, pour ainsi dire, l'éloge de l'ennemi délesté. C'est la haine;, à coup sûr, qui a aiguisé la vue de cet oligarque athénien, et lui a fait apercevoir mainte vérité politique fondamentale inconnue jusque-là. L'har- monie des institutions politiques et des états sociaux, la concor- dance entre les formes extérieures et le contenu d'une commu- nauté sont ici mis en lumière pour la première fois. La puissance maritime d'Athènes, la suprématie commerciale qui en résulte, le système militaire de la cité, la relation entre l'armée de terre et la flotte, la constitution démocratique, nombre de choses qui, à l'ob- servateur superliciel. pouvaient ne paraître que des abus de celle- ci, telles par exemple qui; la contrainte judiciaire des alliés, les longs délais de la loi, l'ajournement des procès, le caractère arrogant et indiscipliné' des métèques et des esclaves, — tout cela est étudié avec tant de pénétration, tous les éléments du tableau sont si bien reliés les uns aux autres et ramenés à des causes com- munes que l'on a pu à bon droit décerner à ce traité, insignifiant en H. s. u. — t. vu, »• 19. a
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apparences un éloge très significatif; et y voir la plus ancienne application de la méthode déductlve aux problèmes sociaux et politiques.
En vérité, nous ne pouvons, quant à nous, décerner cet éloge sans réserve; Nous apprébions a sa juste valeur l'effort de l'auteur pour Paméher a quelques grands principes généraux la multiplicité des phénomènes particuliers! ainsi que le sens de la causalité qui se manifeste dans cet effort même; le fait n'en subsiste pas moins que la méthode déduclive ne se prête guère à expliquer les résul- tats du développement hisloriquc, à rendre compte du procès du devenir. Mais notre auteur a à son actif une extraordinaire richesse de tlnes observations et de pénétrantes inférenres. Dans maintes expositions de détail, on a pu louer en lui le prédécesseur de Burke, de Maccbiavelli et de Paolo Sarpi. Mais on a exagéré néanmoins lorsqu'on a appelé ce traité la « première contribution à la connaissance des lois naturelles qui régissent les institutions politiques». Le point de départ de toutes ses considérations est la relation Intime qui existe entré la puissance maritime et la démo- cratie. Or, si celle relation" existe, elle n'est que le résultai du développement spécifiquement athénien. En ell'ei, il suffit de jëte* un regard sur Cartilage, sur Venise, sur la Hollande et l'Angle- terre pour se persuader que ce n'est pas là une « loi naturelle ». Les déductions ont parfois aussi le tort d'èlre forcées. Voici com- ment, au début de son ouvrage, il énonce la thèse qu'il a entrepris de démontrer : « .le ne loue pas les Athéniens d'avoir préféré celle sorte de constitution politique-, car ils ont préféré par là la prospé- rité des méchants à celle des bons. Mais ce que je veux promet-, c'est que, leur choix fait, ils savent conserver leur Conslitulion, et que, même dans les choses où ils ont tort aux yeux des Grecs, ils atteignent leur but. » Et, près de la fin, il s'exprime comme suit : « On peut imaginer beaucoup de choses pour perfeclionner la Constitution; mais il ne sérail pas facile de trouver un moyen pour conserver la démocratie et pour assurer cependant une sérieuse amélioration. On ne peut, y réussir que dans une faible mesure, en ajoutant ici quelque chose, en le retranchant là. » La démocratie athénienne lui apparaît connue une œuvre d'art achevée, qui doit être ainsi et ne peut èlre autrement pour atteindre son but. qui est la satisfaction de la foule. Par là non seulement l'auteur concède) mais il allume de la manière la plus
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forte ci auc une- exagération évidente que la bassesse et l'igtio- raflee sont en honneur à Athènes, que les « fous » jouent le pre- mier rôle au Conseil et à l'Assemblée du peuple. Mais le peuple, qui poursuit avec raison son propre inlcrét. est mieux servi, par « l'ignorance, la bassesse et le bon vouloir » de ses cbefs actuels que par « la vertu, l'intelligence et le mauvais vouloir» des « bons ou nobles ». Sans doute, par une telle conduite, on Me réalisé pas la meilleure organisation politique, mais ainsi la démocratie est le plus sûrement garantie. «Car le peuple ne tient pas à être esclave dans un État bien ordonné et pourvu de bonnes lois, mais posséder la liberté et la domination... Précisément de ce que tu liens pour le contraire de l'ordre et de la loi, le peuple lire sa force cl sa liberté. » Est-il nécessaire de faire remarquer que, dans ces déductions politiques purement objectives en apparence* il y a une forte dose de dOetrinarisine contenu ou, plus exactement, d'amer- tume radiée sous le manteau de la doctrine? Quoi donc, si cette ignorance, celte bassesse, celte folie des cbefs du peuple mettent en danger la puissance de l'État, et conduisent à la ruine de la Sotte, des tributs, de l'empire lui-môme? Où subsiste alors l'avan- tage dd peuple, que l'on prétend si bien gardé? La vérité est que si les assertions de noire oligarque frappent droit au but dans bien des cas. particuliers* sa plume est cependant, pour l'essentiel, guidée par une tendance. Toute sa pénétration est au service de son esprit de parti, toute sa subtilité de pensée devient l'ins- trument de sa rancune. La démocratie athénienne n'est, pour lui, à aucun égard et dans aucun sens, susceptible d'amélioration. Ses défauts les plus graves, ceux précisément que ressentaient le plus douloureusement les gens de la classe et du parti de l'auteur doivent apparaître, sans exception, comme des conséquences iné- \ilables du principe fondamental de l'État. Car il s'agit pour lui de condamner radicalement la Constitution athénienne, de l'atteindre dans son nerf vital, ('.'est comme s'il criait à ses amis : « N'espérez pas de réfprtnes! N'attendez rien des compromis! Ce qui vous semble n'être que des fautes occasionnelles, que des maux fortuits, qu'une décadence momentanée, découle en réalité du seul et funeste principe de gouvernement. A ce principe est attachée la prospérité de la multitude, qui, à cause de cela précisément, l'ap- puiera toujours de toutes ses forces. Donc, pas de demi-mesures, pai de précipitation. El surtout pas d'atlaque en temps inopportun
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at avec dos forces insuffisantes! Si l'on vont frapper un jour le grand coup, qu'il soit décisif, et qu'on moite fin une fois pour loutcs à la tyrannie du « maudit démon» ! Voilà à quoi vous devez être résolus et bien préparés, et alors les alliés vigoureux ne vous feront pas défaut. « Car, et ici nous n'avons plus besoin de lire entre les lignes, il n'en faut pas peu pour donner le coup de grâce à la suprématie du peuple albénien ! »
VI
Ce livre où se mélangent si étonnamment la passion politique et l'intelligence politique, fut publié l'an 424. La môme année donna, avec l'exil, à un liommc qui alliait en lui les mêmes éléments, mais développés à une puissance incomparablement plus baute et dans une proportion beaucoup plus saine, le loisir dont il avait besoin pour achever l'œuvre de sa vie; œuvre considérée par la presque totalité des critiques comme le plus grand monument historique de l'antiquité. Jetons ici un rapide regard sur l'esprit dont s'est inspiré Thucydide ^ur les méthodes de son enquête et sur quelques autres points encore qui sont de la plus haute impor- tance pour nous. Nous arrivons ici à l'un des points culminants du développement intellectuel ; et, par une coïncidence rare, nous nous trouvons en présence à la fois de l'homme qui a le plus pas- sionnément cherché la vérité, qui amis à son service le plus riche trésor d'idées, et qui a su lui donner l'expression la plus artistique.
On ne peut guère imaginer deux contemporains qui forment un plus saisissant contraste qu'Hérodote et Thucydide. L'apparition de leurs ouvrages est séparée par un intervalle d'à peu près vingt- ans, mais, à en juger par l'esprit dont ces ouvrages sont animés, il semble qu'il y ait entre eux un abîme de quelques siècles. Héro- dote nous fait une impression absolument antique; Thucydide a une saveur tout à l'ait moderne. Du sens poétique et religieux, du goût de la légende et de l'anecdote, de la simplicité de croyance del'Haliearnassien, tempérés par de rares éclairs de critique, il ne reste plus la moindre trace dans l'œuvre de son plus jeune con- frère. Son regard se porte avant tout sur les facteurs politiques, irU i'é»!s drs forces en présente, sur la hase natu-
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relie, pourrait-on dire, dos événements politiques. Los sources de ces événements no sont nullement, pour lui, flans les dispensa- lions d'êtres surnaturels, et pour une faible mesure seulement dans les caprices et los passions des individus; partout il cherche, derrière eux, les forces universellement agissantes, les conditions dans lesquelles se trouvent les peuples, les intérêts des États. Avant d'énuniéier les conflits isolés qui provoquèrent la guerre du Péloponnèse, il formule la très significative observation que voici : « Le motif le plus vrai, quoique le moins avoué, de la guerre a été le trop grand développement de la puissance d'Athènes, qui a excité la méfiance de Sparte. » Si nous en croyons son biographe, il avait été l'élève du physicien Anaxa- gore, pour qui tout se l'amenait à la mécanique, et ce fait, vrai ou non, s'accorde au mieux avec sa conception- du monde et avec sa façon de comprendre l'histoire. Il s'efforce avant tout de décrire le cours des choses humaines comme il le ferait de celles delà nature, à la lumière d'une inflexible causalité. Si intense est sa passion de la stricte objectivité, qu'on peut lire de longs passages de son œuvre sans être averti par le moindre indice de quel côté vont ses préférences, de quel cdté ses antipathies. Est-ce à dire qu'il man- quai, pour cela, de sensibilité? Assurément non, et tous ceux-là en seront d'accord qui savent qu'on ne peut pénétrer profondé- ment dans les affaires humaines et en donner le récit vivant qu'à la condition d'y prendre un vif intérêt personnel. D'ailleurs, il n'esl pas rare que ce calme objectif auquel Thucydide vise avec tant de soin soit interrompu par l'explosion soudaine d'une ('mo- tion longtemps contenue ; le récil de la désastreuse expédition de Sicile est poignant comme nue tragédie.
Hérodote écrit l'histoire « afin que les actions des hommes ne soient pas effacées par le temps, el pour que los grandes et mer- veilleuses actions... ne soient pas privées de la gloire qui leur re- vient ». Assurément Thucydide se sentait, lui aussi, poussé par des motifs de cette nature. Mais il place au premier plan, et comme pour se justifier lui-même, « le profil que l'on pourra tirer de la connaissance certaine du passé pour préjuger les événements, ou analogues ou identiques, qui naîtront dans l'avenir du fonds com- iiiiiu de la nature humaine », qui est toujours la même. Dans celte pensée, et se rendant bien compte qu'il enlève un certain charme à son livre en le dépouillant de toul éléuientjlégendaiiv, il l'appelle
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dans un sentiment d'amour-propre très caractérisé, niais 1res jus- tifié, « pllltdt un bien légué a tDUS lot siècles à \enir qu'on jeu d'esprit destiné à charmer un instant l'oreille- ». Sobre et rigou- reux en se proposant son but, Thucydide l'est aussi dans le choix des moyens propres à l'atteindre. On s'est étonné récemment qu'il se soit borné à raconter une courte période d'historien contempo- raine, au lieu de retracer une longue période de l'histoire uni- verselle. Il répond lui-même à cette observation en si; plaignant avec force de la difficulté qu'il y a pour l'historien à acquérir une pleine cerlilude même sur les événements de son temps : « Pour ce qui est des événements de la guerre, je n'ai voulu les raconter ni sur les informations du premier venu, ni selon ce qui me parais- sait être vrai (songez à la préface d'Hératée) ; j'en ai retracé une partie comme témoin oculaire, une partie en me basant, pour au- tant que cela était possible, sur des renseignements précis. .Mais il était difficile de découvrir la vérité, car ceux qui avaient assisté aux événements ne s'accordaient pas entre eux, mais s'éloignaient les uns des autres suivant leurs inclinations personnelles et la force de leur mémoire. » Et avec quelle amertume il se plaint de ce que « la plupart des hommes se soucient peu de la re- cherche de la vérité et s'attachent plutôt à ce qui est sous leur main » ! Comparez le mot de Bacon : « ex iis qua> pra'slo sunt ». Avec cette manie de blâmer qui était dans le sang de presque tous les Grecs, et dont Hérodote, si débonnaire d'habitude, n'a pas su se défaire à l'égard de son prédécesseur Hécatée, Thucydide re- lève les erreurs commises précisément par le père de l'histoire en ce qui concerne surtout les institutions de Sparte, et il s'en auto- rise, pour faire observer « qu'on n'a que de fausses idées sur beaucoup de faits, même contemporains, et que le temps n'a pas effacés de la mémoire ».
Toutefois, Thucydide n'a pas pu ou n'a pas voulu laisser de côlé complètement l'histoire des temps reculés de la Grèce. Les, chapitres dans lesquels il s'en occupe révèlent certaines par- ticularités de sa méthode qui méritent d'être examinées. Il convient d'abord de relever deux points essentiels. Le fils d'Olo- ros est le premier à employer, dans le domaine de l'histoire, le système de la déduction inverse. Quand les renseignements dignes de foi lui font défaut, il part des conditions, des in- stitutions et même des appellations du présent pour en tirer
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des conclusions relativement an passe. Ainsi, pour prouver que la ville d'Athènes tout entière tenait autrefois dans l'en- ceinte de l'Acropole, il s'en réfère à la langue de son temps, qui, sous le nom de « ville » {polis) désignait toujours la « ville haute » {akropQlU). Et pour appuyer encore son affirmation, il fait remar- quer (pie les sanctuaires les plus importants se trouvent soit à l'intérieur de cel espace, soit dans son voisinage immédiat, el que certaines cérémonies du culte sont en relation avec une source qui jaillit précisément en cet endroit. C'est là la méthode que nous avons retrouvée dans l'ouvrage réceramentre mis au jour d'Aristote. Le second pointa noter est la ressource que trouve Thucydide dans les conditions où virent de son temps les peuples moins déve- loppés pour mettre en lumière les états antérieurs de culture des nations plus avancées. Il est le premier aussi à user de ce moyen d'information dont l'historien des mœurs, des religions et du droit fait aujourd'hui l'emploi le plus étendu, el qui a si étroitement rap- proché l'ethnographie de la préhistoire : que l'on songe, par exemple, qu'aujourd'hui ou trouve encore un âge de la pierre au centre du Brésil, et que les habitations lacustres sont encore en usage dans la Nouvelle-Guinée. Dans VOàyssée, lorsque Télémaque arme ii l'ylos, le vieux Nestor l'interroge sur le but de son vovage. et parmi les affaires commerciales qui oui pu l'amener jusqu'à lui. il énuinère. comme une chose toute naturelle et sans aucune désapprobation, la piraterie. A ce sujet, pénible élon- nemeiit el toutes sortes d'explications embarrassées chez les sa- vants de la cour d'Alexandrie, de même que chez plusieurs sa- vants livresques du \\\° siècle. Les premiers avaient déjà perdu le SMS de l.i naïveté antique ; les seconds ne l'avaient pas encore retrouvé. A cet égard, Thucydide leur est bien supérieur. Bien loin d'imposer aux vers de l'épopée un sens étranger, il met en pleine lumière la rudesse d'esprit des héros homériques, en la compa- rant à la manière de penser et de vivre des tribus grecques les plus arriérées, et il ne manque jamais de vivifier et de com- pléter par des rapprochements de ce genre l'image de celle époque reculée.
Il n v a pas de doute possible sur la légitimité de l'emploi du témoignage homérique. A supposer qu'ils ne puissent nous fournir d'autres renseignements certains, les poèmes populaires peuvent en tous cas ii|)iis en donner sur les sentiments de ceux pour les-
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quels ils ont été écrits. Mais Thucydide va plus loin, et il fait servir les indications de l'épopée à son essai de reconstruction de l'his- toire primitive de la Grèce. A cet égard, si nous lui appliquons les règles de la critique actuelle, nous ne pouvons l'absoudre du re- proche de n'avoir pas mieux su qu'Hérodote et Hécatée s'affranchir de la méthode semi-historique. Pas mieux qu'Hérodote et Hé- catée, — mais, nous pouvons l'ajouter tout de suite, aussi bien qu'Arislote et que presque tous les autres penseurs et écrivains de l'antiquité. Plus exactement, voici le point de vue de Thucydide. Il croit, en somme, à la réalité historique des personnages hu- mains dont parlait l'épopée et — jusqu'à un certain point — la légende, et à celle des exploits qui leur sont attribués. Pour lui, Hellèn, ancêtre des Hellènes, est une personnalité historique au même titre qu'Ion, ancêtre des Ioniens en est une pour Aristote. Sur ce point, nous pouvons être absolument certains que notre scepticisme se justifie, et que les Grecs, même les plus portés à la critique, sont le jouet de leur crédulité. Pouvons-nous en dire autant en ce qui concerne la race des Atrides, Agamemnon et les combats autour de Troie? A ce sujet, en tous cas, la science n'a pas encore dit son dernier mot. Si librement que la légende hé- roïque se comporte avec eux, '/elle prend habituellement et pour la plus grande part dans la réalité ses personnages et ses événements essentiels. L'épopée française du moyen âge hrouille complète- ment les dates; elle fait, par exemple, participer Charlemagne aux Croisades! Mais elle n'a inventé ni Charlemagne ni les Croisades, et elle ne les a pas empruntés à quelque mythe religieux. Or Thu- cydide s'en tient, lui aussi, aux traits essentiels de la tradition dont se sont inspirés les poètes, et il exprime à plusieurs reprises, et dans les termes les plus catégoriques, sa méfiance à l'égard des détails de leurs récits; il est plein de mépris pour les mosaïques historiques dont ses prédécesseurs se montrent si friands. Il ne veut ni transformer, ni harmoniser, mais seulement compléter ses sources. Clairement persuadé qu'il n'a aucun moyen à sa dis- position pour tirer des embellissements, des exagérations et des déformations des poètes une image fidèle du lointain passé, il s'en- gage dans une voie de recherche qui témoigne étonnamment de retendue et de la profondeur de son regard d'historien. Le grand instrument dont il se sert avec hardiesse, mais au fond sans témé- rité, c'est la déduction, mais sous la forme seulement qui se prête
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à éclaircir les problèmes historiques, c'est-à-dire sous la forme inverse. Armé de celte méthode, et doué d'une l'acuité de vision pour laquelle rien n'était trop grand ni trop petit, il n'était d'ail- leurs égaré ou paralysé par aucun accès de vanité nationale, par aucune tendance à embellir ses tableaux. Aussi a-t-il réussi, en se fondant sur un petit nombre de données qu'il considérait comme dignes de foi, à composer une image sûrement lidèle des pre- mières étapes du développement hellénique. Il a montré que les Grecs n'avaient acquis que très tard la conscience de leur unité nationale, que, à une phase reculée de leur civilisation, ils ne se distinguaient guère des Barbares ou non-grecs, que le pillage sur terre, la piraterie sur mer, étaient leur principale ressource, et que l'insécurité du commerce, la rareté et l'indigence de la population ont longtemps retardé ses progrès. Dans sa preuve, il l'ait inter- venir les changements apportés par le temps dans la disposition des cités, les progrès graduels dans l'art des constructions na- vales, les transformations du vêtement et de la coiffure aussi bien que les modifications apportées dans le costume des concurrents aux jeux olympiques. Il n'oublie pas de mentionner la stérilité du sol de l'Altique, la sécurité qu'elle garantit contre les attaques extérieures, la stabilité' des institutions qui en découle, stabilité favorable à son tour à l'immigration de familles étrangères; de la un plus rapide accroissement de population qui a pour suite la colonisation de l'Ionie. Il remarque que l'absence d'une agricul- ture régulière, loin de les attacher au sol, pousse au contraire les tribus grecques à la vie errante; que ce sont précisément les régions les plus fertiles qui ont le plus souvent changé de proprié- taires; que l'accroissement de la richesse a poussé à la transfor- mation de la royauté patriarcale en ce que l'on appelle la tyrannie. Autant d'exemples qui nous montrent l'emploi que faisait Thucy- dide de la méthode déductive inverse et des résultats auxquels elle l'a conduit.
VII
Si l'historien montre une si froide défiance à l'égard des poètes. quand ils parlent d'actions humaines et d'événements -conformes aux lois de la nature, il répudie absolument ceux de leurs récits
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qui se rapportent auv dieux ou dans lesquels le merveilleux joue un rôle. Il appartenait évidemment 8 une société d'esprits pour laquelle celte incrédulité était parfaitement naturelle et n'avait besoin ni de mention particulière, ni de justification. Nous sommes bien loin, avec lui, du Ion bruyant dans lequel Hérodote contesta quelques-uns des récits qui lui paraissent incroyable». Pour Thu- cydide, toutes les choses de ce genre sont simplement inexis- tantes. Il n'a pas un moment l'idée qu'on pourrait lui attribuer la croyance à une interruption du cours naturel des choses. 11 té- moigne d'un froid mépris pour les oracles et les prédictions, à moins qu'il n'en parle avec une mordante ironie. Il connaît à fond les faiblesses d'intelligence qui se font les complices de la super- stition, et il les caractérise parfois d'un mot frappant. Au moment où la peste éclata à Athènes cl \int augmenter les souffrances causées parla guerre, on se souvint d'un soi-disant ancien oracle qui disait : « Un jour viendra la guerre dorienne et avec elle l'épi- démie. » Mais, continue l'historien, celle prédiction souleva une discussion. Quelques personnes prétendirent que le vers ne par- lait pas d'épidémie [loimth), mais de famine [limas). « Dans ce mo- ment-là, l'opinion prévalut naturellement que l'oracle parlait d'épidémie, car les gens mettaient leurs souvenirs en harmonie avec leurs souffrances. Mais, s'il survient jamais avec lesDoriens une guerre accompagnée de famine, ils citeront naturellement le vers sous l'autre forme. » Mais ce n'est pas seulement aux pré- dictions anonymes que Thucydide s'attaque; ses sarcasmes n'épargnent pas même les oracles du dieu pylhien. Lorsque la populalion s'enfuit en masse de la plaine ravagée par les Pélopon- nésiens à Athènes, le territoire situé au nord-ouest de l'Acropole et appelé Pélasgique ou Pélargique fut aussi occupé par les fuyards, quoique un vieil oracle mît en garde contre une telle occupation. La nécessité ne tint aucun compte de la défense divine ; mais bientôt on attribua à la violation de celle-ci une partie des graves calamités qui fondirent sur la ville. « Pour moi, il me semble, re- marque ici l'historien, que l'oracle s'est accompli dans le sens contraire à ce que l'on attendait. Ce n'est pas l'occupation (de ce territoire) contrairement à l'interdiction du dieu qui a causé la calamité dont la ville a été frappée ; c'est la guerre qui a amené la nécessité de l'occupation; sans doute, l'oracle n'a pas fait men- tion de la guerre, mais il avait bien prévu que cette occupation
LTIISTOIRE ET LE DÉVELOPPEMENT PE L.V PENSÉE GRECQUE 27
n'aurait lien en aucune autre conjoncture. » Et, il dénonce non si'iiliMiii'iit comme sans fondement, mais encore comme funeste la superstition « qui pousse la foule, dans des situations où elle pour- rait encore être sauvée par les moyens humains, à recourir aux prédictions, aux oracles et am choses de même nature, qui pro- duisent sa ruine en excitant en elle des espérances (trompeuses) ». Kn présence de cette déclaration et de déclarations analogues, jmmim sommes en droit de noire que, s'il a rele\é la seule prophé- tie jusliliéc par l'événement qui lui ait été connue, — à savoir que la guerre du Péloponnèse durerait trois fois neuf ans — cela ne peut guère signilier qu'une chose, c'est-à-dire qu'il y voyait une coïncidence singulière, et par conséquent digne de mention. Et il n'en est guère autrement de rénumération des phénomènes natu- rels, les uns pleins de menaces mystérieuses, les autres dévas- tateurs, qui accompagnèrent les incidents de la grande guerre et en arrnuvnl les horreurs. En ce point de son introduction, au déduit du drame puissant sur lequel le rideau allait se lever, l'écri- vain qui voulait mettre en pleine lumière la grandeur et la majesté du sujet qu'il avait choisi, ne pouvait introduire des réserves intem- pestives; mais, en nu autre endroit, il les exprime liés franche- ment- En parlant des prédictions des prophètes et du tremblement de terre de Jlélos, qui « comme on le disait et comme on le croyait » a annoncé l'ouverture des hostilités, il ne perd pas l'oc- casion de placer cette observation importante : « Et tous les inci- dents du même genre qui se produisaient quelque part ailleurs étalent soigneusement notés. •>
C'est un fait très évident que le grand Athénien avait complè- tement rompu avec les croyances de son peuple. Dans sa bouche, le mol « mythique > a déjà le sens défavorable qu'il prendra dans celle d'Épicure. On aimerait pourtant savoir non seulement ce qu'il nie, mais encore ce qu'il affirme, et avant tout quelle était son altitude à l'égard des grands problèmes de l'origine et du gouvernement de l'univers. Mais pas un mot, dans son œuvre, ne nous fournil la moindre indication à ce sujet. Qu'il eût perdu la foi dans les interventions surnaturelles, c'est ce que nous avons déjà suffisamment l'ail voir. Il aime à ramènera leurs causes na- turelles les phénomènes considérés comme merveilleux ou du moins comme extraordinaires, tels, par exemple, que les éclipses, les ouragans, les inondations, le tourbillon de Charybde ; à part
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d'ailleurs les traits qu'il a dirigés contre la superstition, il avait un goût très marqué et il était exceptionnellement doué pour l'observation et pour l'explication de la nature. Nous rappelons à cet égard sa description particulièrement soignée des circonstances géographiques qui font que le groupe d'îles situé près de l'embou- chure de l' Achetons se confond de plus en plus avec le continent, et sa magistrale description de la peste d'Athènes, qui a de tout temps excité l'admiration des médecins. Mais s'il se sentait attiré vers les physiciens et les « météorologues », et si nous de- vons considérer comme une faveur spéciale du sort qu'il ait préféré l'historiographie à l'étude de la nature, on ne peut cepen- dant guère supposes qu'il se serait arrêté d'une manière durable à l'une des tentatives d'explication des grandes énigmes du monde qui se disputaient alors la vogue, soit à celle de Leucippe, soit à celle d'Anaxagore. Il ne leur eut sans doute pas reproché d'être en contradiction avec les enseignements de la religion populaire, mais bien d'être trop hardies et de n'admettre aucune démonstra- tion, lise plaint vivement de l'impossibilité d'obtenir des rensei- gnements précis sur les péripéties d'une bataille, même en inter- rogeant les soldats qui y ont pris part des deux côtés. Chacun, nous dit-il, se voit hors d'état de répondre exactement dès qu'il ne s'agit plus de ce qui s'est passé dans son voisinage immédiat. Ainsi disposé, comment aurait-il pu se déclarer d'accord avec ceux qui se flattaient de décrire la naissance du monde avec l'as- surance d'un témoin oculaire? Assurément, Thucydide n'a pas cessé de suivre avec la plus grande attention les questions les plus hautes qui se posent à l'esprit humain, mais nous croyons être très près de la vérité en disant que le résultat de ses réflexions a été une prudente suspension de jugement.
L'auteur de la Guerre du Péloponnèse a recherché la vérité avec un zèle infatigable ; aucun effort, aucun sacrifice ne lui parais- saient trop grand pour la découvrir, et c'est peut-être là le Irait le plus marquant de son caractère.
Tu. Gomperz;
(Traduit par A. Reymond.)'
\. Cet article est composé de fragments du remarquable ouvrage de M. Gomperz, professeur a l'Université de Vienne, Griechische Denier. (Voir le n° 1 de la Repue, août 1901, pp. 10-29). L'excellente traduction de M. A. ltevnioud doit bientôt paraître.)
[N. de la /!.)
L'APPROPRIATION PRIVEE DU SOL
ESSAI DE SYNTHESE1
III
Du village germain revenons à notre village général, abstrait, si je puis dire.
Rappelons-nous que le chef y jouit d'une demeure plus large, probablement construite de matériaux plus solides, et que, dans le voisinage de cette demeure, on lui a donné pour sa part un champ plus ample, plus fertile, d'une exploitation plus commode par sa proximité. C'est pourquoi, lorsque au bout de l'année, ou après plusieurs années, il est procédé à un repartage des champs, celui du chef n'est pas compris dans l'opération ; il reste à part, il reste fixe, car le chef ne pourrait que perdre au change; or la com- munauté n'a pas l'intention d'empirer le sort de son chef, qui peut être d'ailleurs souffrirait la chose malaisément. Et voilà cependant réalisé le premier exemplaire d'une propriété privée. Au milieu de possessions plus ou moins temporaires, cette propriété est comme le cristal primitif qui modifiera le reste et à la longue lui commu- niquera sa propre forme, sa solidité.
Cette terra indominicata, ce dominium du chef, grand relati- vement, est toutefois peu de ebose encore considéré en lui-même. Supposez maintenant (pie ce groupe d'habitants soit en ses mœurs, tel que l'histoire nous montre qu'ont été effectivement quantité de peuplades grandes ou petites; qu'il soit donc querelleur, guer- royeur, pillard, qu'il aime à faire des razzias sur ses voisins et que, par suite, il ait à se défendre des représailles. Il en résulte
1. Voir Revue de Synthèse historique, t. VI, p. 23 et IjS.
30 REVUE DE SYNTHÈSE HISTORIQUE
d'abord que l'autorité du chef sur ses concitoyens devient en temps de guerre une dictature, el qu'elle retient quelque chose de ce caractère, même en temps de paix. Il en résulte encore que le village perd (1rs hommes tués ou faits prisonniers, que d'autre part il l'ait lui-même des prisonniers. Ces prisonniers de guerre sont les premiers esclaves. Esclaves de qui? — de la communauté, au moins pour une partie, esclaves publics pourrait-on dire déjà. Mais tout ce qui est public est administré, régi par le chef. C'est donc lui qui se charge de tirer parti de ces esclaves. Il leur assigne dans les pâtis et dans les bois de la communauté des places à défricher ; voilà Yexartum, Yessart qui commence à entamer la ceinture circulaire, — que vous savez.
D'autre côté, on sent le besoin de réparer les pertes que le vil- lage a faites à la guerre. S'il se présente des fugitifs, des bannis, des aventuriers, on les accueille volontiers. Il se peut que le vil- lage les admette sur le pied de l'égalité, qu'il les adopte tout à fait ; il se peut qu'il les tienne dans une condition subalterne, leur lais- sant le stigmate originel d'étrangers. Ces hommes sont alors plus particulièrement surveillés, régis par le chef. Il faut cependant qu'ils vivent. Le chef leur permet de défricher, d'essarter, non sans exiger une part quelconque des fruits, qui eu principe sera appli- quée aux dépenses publiques.
Or mettons-nous bien dans l'esprit qu'en tous temps, tous lieux, le gouvernement s'est efforcé de faire la confusion entre son do- maine privé et le domaine public, soit que ce domaine public eut forme de sol ou forme d'hommes, ou forme d'argent, de denrées. En conséquence, les défrichements ordonnés ou permis par le chef sont en voie de devenir peu à peu des appendices du dotAi- nium primitif de ce chef; les esclaves publics de devenir les siens; les étrangers admis de devenir ses serviteurs, ses clients personnels.
Double résultat : Le chef acquiert sur ses sujets une supé- riorité de richesse toujours croissante ; et il acquiert des instru- ments vivants, des bras et des têtes dont il peut se servir, à l'oc- casion, contre ses propres concitoyens, en cas de désobéissance ou même de simple opposition.
Evidemment, celle graduelle ascension du chef vers un pouvoir absolu ou au moins irrésistible s'opère, suivant les lieux, en des conditions très variables, qui peuvent les unes aider, les autres
L'APPROPRIATION PRIVÉE DU SOL 31
contrevenir à I évolution. L'humeur docile ou indocile de la com- munauté: ses habitudes guerrières 011 pacifiques ; son goût plus ou moins éveillé pour le travail des champs j l'aptitude plus ou moins glande des habitants à s'entendre, à se concerter; leur insouciance pour les intérêts communs ou leur sollicitude ; la révé- rence qu'ils portent ou ne portent pas à la famille du chef; le génie propre à cette famille ; le hasard d'un ou de plusieurs chefs d'une volonté, d'une habileté exceptionnelles, etc. ; tout cela pèse, tout cela influe pour précipiter ou pour relarder l'élévation nitturelle- iiirnt croissante du chef.
***
Tant nue le groupe village reste ce qu'il est, réduit à lui-même et à son petit nombre d'habitants, la grandeur du chef reste assez médiocre; mais les choses extérieures tendent à amalgamer ce groupe avec d'autres et à en former une collectivité plus consi- dérable, Et cela, c'esl tantôt la multiplication naturelle qui l'opère avec le sentiment il»- la parenté (des essaims sortis du village pri- mitif et d'abord indépendants se réunissant à lui] ; tantôt ce sont des groupes voisins, fatigués de leurs querelles, nu encore déter- minés par le besoin de résister a un ennemi commun, qui con- viennent d'une alliance ou d'une fusion sous un même gou- vernant
C'esi ainsi que nous \ov uns dans l' A t tique «les petites peuplades a\ant déjè chacune Jeuf chef patriarcal. Se réunir sous la main d'un Chef général) d'un chef des chefs, d'un Thésée (peu importe si Thésée esl vrai ou légendaire) ; que nous voyons sur les bords du Tibre trois petits groupes, qui ne sont pas d'un même sang, se réunir sous la tutelle d'un roi des patres, petits chefs primitifs (et l'on a Uoniulus ou tout autre).
Cela va ordinairement avec la construction à frais communs d'une citadelle, d'un oppidum, où s'élève un temple érigé à une divinité dont la religion devient nationale et constitue un lien lies fort.
I.e chef principal, le roi des peuplades attiques ou des (fentes romaines, on lui fait tout de suite forcément une situation supé- rieure I relie îles premiers chefs. Son domaine privé est plus grand que celui d'aucun d'eu.\, et d'autre coté, le territoire natio-
32 REVUE DE SYNTHÈSE HISTORIQUE
nal englobant les divers territoires des gentes, ce roi régit un domaine publie beaucoup plus vaste.
Il commande a plus d'hommes en temps de guerre ; plus nom- breux sont les esclaves dont le sort est entre ses mains; il est en mesure d'agréer plus d'étrangers et de se faire plus de clients.
***
Il y a des pays qui n'exercent pas d'attraction sur les peuplades environnantes; d'autres au contraire. Ceux-ci voient venir à eux en assez grand nombre des étrangers qui demandent à être admis comme citoyens ou au moins soufferts comme résidents. Pour- quoi ? La raison en est diverse. Le plus souvent le pays d'attrac- tion se trouve favorablement placé pour devenir le théâtre des échanges entre peuplades de race et de nationalité différentes (Rome est de bonne heure un emponum). Les étrangers ici affluent donc, relativement. Dans ces lieux privilégiés la vie politique et sociale, qui était fort simple, ne tarde pas à présenter des rela- tions toutes nouvelles, desquelles sortent en môme temps des complications, des troubles et des dangers nouveaux. • En effet nous avons maintenant sur le même sol deux peuples, dont l'un est supérieur par son titre de premier possesseur et, au début, aussi, probablement supérieur par le nombre. Et d'autre côté nous avons en face l'un de l'autre le seigneur primitif et le haut seigneur d'origine récente, le roi. Cette situation recèle des germes naturels de conflits. Il peut, ce conflit, à peu près inévi- table, se produire sous des formes diverses et aboutir à différentes issues. . . Mais il y a toute chance pour que la lutte, sourde ou dé- clarée, s'engage d'abord entre les anciens habitants et les nou- veaux ; et pour que les premiers soient soutenus et conduits en cette affaire par leurs seigneurs primitifs et locaux. Si le roi se met du même côté, il est à peu près sûr que les nouveaux habi- tants seront matés, qu'ils devront accepter la situation inférieure et probablement exploitée qui leur sera faite — ou s'en aller. Mais pour peu que, d'autre côté, des dissentiments s'élèvent entre le roi et l'aristocratie (ces dissentiments sont en germe dans les rap- ports respectifs de ces pouvoirs), le roi doit être amené à s'ap- puyer des nouveaux venus; et, par une réciprocité nécessaire, amené à se faire leur protecteur. Et alors le conflit peut durer. Et
L'APPROPRIATION PRIVÉE DU SOL 33
il peut aboutir soit à l'établissement d'une royauté arbitraire, soit à l'expulsion du roi, à l'abolition de la royauté. .. Mais le roi ex- pulsé n'emporte évidemment pas dans ses bagages la partie du peuple qui l'a soutenu. Il reste donc sur le même sol deux peuples plus ou moins ennemis.
Qu'est-ce que je viens d'esquisser, en quelques lignes très ab- straites, une évolution qui a donné bien du mal aux historiens, qui a suscité des explications diverses ; car l'histoire que j'ai visée, c'est celle de la Rome primitive.
***
Rome une fois fondée par la fusion de plusieurs villages, est-ce que les villages primitifs, les petits souverains qui les gouvernent, les communautés qui les peuplent ont subitement disparu, anéan- tis parla création delà seigneurie supérieure? Évidemment non. Il est au contraire bien plus probable que ce qui a été créé de nou- veau s'est surajouté à ce qui était ancien ; mieux encore, qu'il s'est plus ou moins modelé dans sa forme sur ce qui existait déjà. Nous verrons tout à l'heure si cette supposition très plausible (d'après le train général de l'histoire), n'est pas de nature à éclairer certaines choses restées obscures, faute de documents contemporains.
•%
La population primitive de l'État romain apparaît distribuée en un certain nombre de groupes qu'on nomme des (/entes. Si l'on considère l'un de ces groupes ou y distingue deux éléments, l'un supérieur, l'autre subordonné. A la tète de la gens, il y a une fa- mille, qui prime et gouverne. Les membres de celle-ci, dans leurs rapports avec l'élément subordonné, sont appelés patres. Les subordonnés portent le nom de clients.
Ce que signifiait le mot de client, on l'ignore, ou plutôt on en dispute. En revanche, le sens de patres est sûr. Les Romains pri- mitifs semblent donc avoir voulu dire que les patres étaient en quelque sorte des pères pour les clients. Ainsi d'abord, le langage suggère sur la gens l'idée d'une famille large, dominée par les membres d'une maison gouvernante.
Quand on examine les rapports qui nous sont donnés, le modus
R. S. H, — T. VU, s* 19. 3
34 REVUE DE SYNTHÈSE HISTORIQUE
vivendi, entre patres et clients, le caractère familial de la gens apparaît avec une irrécusable netteté. Le client a pour véritable nom le nom môme de son patron, ou, si l'on veut, patres et clients n'ont qu'un nom qui leur est commun, le nomen gentilichim. Patres et clients ont un culte commun, les sacra gentilicia. Ils peuvent avoir, et, en effet, ils ont souvent une sépulture com- mune. Le pater, d'après Mommsen, hérite du client intestat et sans agnats. Cette opinion paraît à peu près sûre. Le pater, à dé- faut de parents exerce la tutelle du client, devenu fou. Quant à la tutelle du client orphelin et mineur, les auteurs latins n'en parlent pas; mais par raisonnement analogique, elle est très probable.
Entre pater et client il existe un devoir général, pour celui-ci de révérer et d'assister, pour celui-là de proléger et de défendre. Le client.ne vient, dans l'affection du pater, qu'après la famille étroite, après les agnats, ce qui se comprend ; mais il passe avant les alliés, les cognats. Si un différend, par exemple, s'élève entre le client et la famille de la femme au pater, le pater doit soutenir le client, comme lui étant plus proche parent.
D'autres rapports ont un caractère différent, mais qui ne nous étonnera certes pas. Le client est tenu de suivre le pater à la guerre ; il sert sous lui, à côté de lui.
Si le pater est fait prisonnier, le client le libère en payant sa rançon. Il contribue pour faire une dot à la fille du pater. Il con- tribue pour payer les frais de justice ou l'amende à laquelle le pater a été condamné. Il contribue pour soutenir lepater dans les charges publiques. Tout parent qu'il est, le client est évidemment un sujet, un gouverné.
Parent, sujet, vis-à-vis de son pater, le client est encore autre chose ; il est, ou plutôt il paraît être, un tenancier. — Servius ex- plique que si les patres ont reçu ce nom, c'est surtout parce qu'ils ont donné aux petits, aux pauvres, des lots de terre à cultiver. Ils ont donné ces lots comme nous avons vu les chefs les donner en Germanie, c'est-à-dire qu'ils ont présidé à la répartition du sol. Servius n'avait déjà plus le sens du fait primitif.
Les obligations des clients à l'occasion de leurs tenures, et leurs droits corrélatifs ne nous sont pas connus directement. Mais voici les lumières que la grande seigneurie, la royauté, nous fournit. Le roi qui était pour l'ensemble des gentes ce que le patron était dans chaque gens, jouissait d'un domaine particulier, d'une terre
L'APPROPRIATION PRIVÉE DU SOL 35
indominicata. Pas de doute sur ce point, car on nous dit que lorsque les rois furent chassés, leur domaine rentra dans celui du public. Nous savons de plus comment, sous les rois, le terri- toire national était distribué : Une part formait le domaine parti- culier du roi ; une autre part constituait Vager divisas, c'est-à-dire l'ensemble des champs cultivés par les particuliers ; une troisième part se composait des pascua publica ou ager publiais. Le grand État n'a certainement pas inventé cette disposition territoriale; il a diï la trouver toute faite dans la gens, et il se l'est appliquée. Nous atteignons donc, par cette voie, l'organisation ignorée de la gens.
Donc la maison patricienne avait un domaine à elle; à côté étendaient les champs plus petits des autres familles ; tout au- tour régnait la ceinture des pascua publica du village.
Le domaine patricien était cultivé par corvées. Je n'en doute pas : la corvée suit partout le domaine. Nous avons d'ailleurs une autre garantie à cet égard : c'est l'existence de la corvée royale. Tout le monde sait que la Rome des rois posséda des ouvrages publics de grandes dimensions, comme la cloaca magna. Les historiens latins d'autre part signalent les excès de la corvée royale.
Il est possible que l'État romain n'ait eu d'abord, pour toute re- cette, que les revenus des pascua publica ; Pline l'affirme, et M. Mommsen suit cette opinion. Mais l'État romain ne tarda pas à prélever sur certains champs la dîme des récolles et le cinquième des fruits iou double dime).
Que la dime d'État soit une autre imitation de ce qui existait déjà dans la gens, je le crois d'autant mieux que la dime se ren- contre non seulement dans tout l'Occident, au moyen âge, mais en vingt autres contrées. Ajoutons donc à notre tableau hypothé- tique de la gens ce nouveau trait : les clients jouissaient de leurs tenures sous la conditiou de payer la dime.
Rappelons maintenant une circonstance mentionnée plus haut : le client paye une contribution au profit du Pater en quatre occa- sions. Cela me fait invinciblement penser à la taille aux quatre cas que payaient à leurs seigneurs les colons du ix" siècle. Et je ne suis pas le seul qui ait été frappé par la ressemblance *Z
1. Blacktooe au moiui l'a été.
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On a dit qu'il ne fallait pas rapprocher des choses séparées par plusieurs siècles. Ne soyons pas dupes de cette conception, le temps. Il est au contraire très démontré que les hommes d'un siècle donné peuvent être au fond, quant à leurs institutions, leurs idées, leurs mœurs, les contemporains essentiels de tels autres hommes qui vivaient cinq cents ou mille ans avant eux. Et d'autre part, quand on rencontre chez deux peuples séparés par le temps ou l'espace, une ressemblance dans l'ordre des phénomènes écono- miques, il ne faut pas traiter légèrement cette ressemblance. Soyez sûrs que les deux peuples ont entre eux d'autres concordances, je parle toujours de l'ordre économique. Les phénomènes de cet ordre sont fortement liés entre eux parce qu'ils procèdent de quelques causes simples appartenant, au milieu physique, au mode d'alimen- tation, à l'état de l'industrie, etc., — causes simples, dis-je, ou élémentaires et par cela même très déterminantes.
Ce n'est pas tout, entre la situation des colons du Moyen Age et celle des clients romains, une autre similitude se laisse fortement soupçonner : Tout le monde sait que le colon Moyen Age ne pouvait, sans la permission de son seigneur, se marier hors de la seigneurie ; cela s'appelait le formariage. Mais qu'est-ce donc que YEnuptio gentis, dont nous parlent les historiens? N'est-ce pas au fond la même chose? Voyez à ce sujet, dans Ïite-Live, l'histoire d'Hispala et joignez-y le récit de Plutarque sur le second mariage de Caton l'ancien. Ces deux documents mériteraient d'être commentés; mais ce n'est pas ici le lieu. De l'histoire d'Hispala il ressort tout de même avec certitude qu'il y avait une enuptio gentis pour les affranchis, c'est-à-dire une défense de se marier hors de la gens. Défense absolue, non, une telle prohibition n'était pas possible, elle n'eût pas été praticable. Donc il faut entendre qu'on ne pouvait se marier sans une permission. De qui? évidemment du pouvoir qui gouvernait la gens, c'est-à-dire du Pater. L'histoire de Caton prouve d'autre part que le client ne se mariait pas sans la permis- sion du patron. A fortiori, dirais-je, le client devait être tenu, pour se marier hors de la gens, d'en demander licence au gouvernant de la gens, au moins dans l'état primitif. Au reste, il faut interpréter ces choses trop anciennes et obscures par des régimes équivalents qui ont eu ailleurs plus de persistance historique, par le régime du Moyen Age, et même par ce qui existait encore naguère en Russie.
L'APPROPRIATION PRIVÉE DU SOL 37
Donc je crois que le client romain ne pouvait pas sans permis- sion se marier hors du groupe seigneurial; mais voici alors les sug- gestions qui nous viennent. Le formariage est une suite d'un fait plus général, de ce fait très étendu qu'on a appelé le servage de la Glèbe. Ce servage nécessitait le formariage. Nous sommes ainsi amenés à supposer que le client romain, était, comme le colon du a* siècle, attaché au sol qu'il cultivait. Est-ce tout? Non, car partout où l'histoire nous montre le colon attaché à la terre, nous voyons que réciproquement le seigneur de la terre ne peut ni en- lever sa tenure à cet homme, ni môme lui augmenter les redevances primitives.
Que le client romain attaché au sol ait en revanche joui du droit de garder indéfiniment sa tenure, je suis fort enclin à le croire. Et cela me ferait comprendre une phrase obscure insérée dans la loi des 12 tables. Il est défendu au patron* (ou au pater) de frauder son client, fraudem facere. Pour moi, cela signifie : ne pas ôterau client sa tenure, ne pas croître ses redevances.
• •
J'ai rapproché la gens romaine de la seigneurie du Moyen Age parce. que celle-ci plus connue me servait à deviner l'autre ; je dois à présent rapprocher la yens du village germain et dégager ce qui de celui-ci à celle-là s'est continué.
Ce qui s'est continué d'essentiel, de fondamental, ce qui déjà existait chez les Germains comme dans la gens, c'est, à mon avis, «et ensemble de rapports que le Moyen Age a appelé le colonat, que Rome a appelé la clientèle et que nous modernes appelons le ser- vage de la glèbe : d'un côté l'homme attaché, ou paraissant attaché à la terre qu'il cultive, mais d'autre part tenant cette terre envers et contre tous, et la tenant à des conditions premières, raison- nables, explicables, qui ne seront aggravées, quand elles le seront, que par la force ou la fraude.
Le servage de la Glèbe (un mot dont on est dupe) est vraiment la clef qui ouvre les problèmes de ces temps-là ; on a mal compris
1. Je suit persuadé qu'à l'origine le» mots pater et patronus sont équi»alents. Le même homme qui est dit pater, quand on le considère comme chef de la gens, est AU. patronus dans ses rapports a»ec chaque client en particulier. Ce mot de patronus a été ensuite appliqué aux relations du maître arec son affranchi.
38 REVUE DE SYNTHÈSE HISTORIQUE
cette institution. Je discuterai plus tard les hypothèses proposées sur son origine. Pour moi tout s'explique par le caractère familial qui marque alors toutes choses, le gouvernement, l'appropriation du sol, les rapports des co-hahitants. La solidarité entre ceux-ci est très étroite ; la subordination du fils au père dans la maison, celle du simple communier (le colon, le client, c'est tout un) au chef (considéré comme le père de la grande famille) sont également rigoureuses. Cela s'explique très bien par les conditions envi- ronnantes. On a autour de soi des ennemis avec qui on se bat toujours plus ou moins — et on a devant soi à l'intérieur tou- jours en perspective la disette, la famine, par suite des intem- péries, ou des razzias, ou du manque des bras jeunes enlevés par la guerre. Tout homme qui s'en va sans permission trahit sa famille ; soldat, cultivateur, cet homme, en désertant, peut livrer sa famille à l'un ou l'autre des ennemis qui la menacent, ou aux deux. — Que la permission de s'en aller soit demandée au conseil général des habitants ou au chef, c'est tout un; le chef en cette affaire n'est que le mandataire, l'agent de la grande famille.
D'autre côté, il est tout naturel que le chef ne puisse ôter sa tenure à personne, ni en croître les redevances ; car il n'est pas, il n'a jamais été. le propriétaire du sol. Il n'en est que l'administra- teur. A l'époque que nous visons, les hommes ont encore la cons- cience de ce fait. Et ils ont encore le sentiment de la communauté d'origine (réelle ou convenue) et de l'égalité primitive. Par ces circonstances, les deux faces du prétendu servage (si étranges à première vue) se comprennent très bien.
***
Maintenant posons-nous la question : La propriété privée existait- elle déjà dans les gentes qui formèrent Rome? A cette question, Fustel répond par l'affirmative. M. Mommsen, au contraire, pense qu'on a dû commencer par la communauté de village. Aucun texte ne remonte jusque-là ; aucun texte, par exemple, ne désigne claire- ment que le sol ait été redistribué, repartagé par intervalles est-ce assez pour accepter l'hypothèse de Fustel? Celle de M. Mommsen me paraît bien plus probable. Quand, après avoir examiné les rap- ports économiques et politiques qui se montrent dans la gens, je
l'appropriation privée du SOL 39
cherche à comprendre comment ces rapports ont pu naître, je trouve que seule la communauté primitive les explique, et que les Fusteliens présentent implicitement une explication inadmissible. Je dirai tout à l'heure quelle est leur hypothèse (on n'a ici que le choix entre des hypothèses), mais auparavant nous devons démêler, si c'est possible, le vrai caractère des dissensions intestines de Rome. Qu'est-ce que ces plébéiens qui la troublent? Se distinguent- ils des clients et, si oui, en quoi diffèrent-ils? Ces questions peuvent à première vue sembler étrangères à notre question qui est l'évolu- tion de la propriété : elles s'y rattachent, au contraire. La forme qu'avait alors la propriété a causé ces dissensions; et celles-ci à leur tour ont causé des événements qui ont agi pour leur part sur la forme postérieure de la propriété.
P. Lacombe.
[A suivre.)
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L' « HISTOIRE DE FRANCE » DE ERNEST LAVISSE
TOMES I A V «
A l'heure qu'il est la moitié de l'œuvre dirigée par M. E. Lavisse est imprimée. La publication de Y Histoire de France s'est faite avec peu de régularité. Les multiples besognes de ses collabora- teurs devaient les empocher de faire qu'elle parût avec la conti- nuité qu'un tel travail, depuis si longtemps préparé, eût dû avoir. Mais aujourd'hui ces récriminations sont vaines ; on peut dire que l'attente impatiente du public n'était que la manifestation anticipée de l'estime qu'il témoigne dès maintenant pour cette œuvre magistrale, à laquelle il souhaite seulement un prompt achèvement. U Histoire de France est actuellement complète depuis les origines jusqu'à la fin du règne de François Ier, en huit demi- tomes, parus depuis 1900. Trois tomes et demi comprendront le reste de notre histoire. On peut donc en ce moment même jeter sur le début de l'œuvre un coup d'œil d'ensemble. On l'essaiera avec d'autant plus d'intérêt que Y Introduction historique, dont le titre, désormais, semble paradoxal, n'est point encore parue. Nous ne connaissons pas le contenu et l'étendue de cette Introduction; on peut supposer qu'elle sera pleine de ces généralisations bril- lantes, dont M. Lavisse a orné la préface à Y Histoire générale de
1. Ernest Lavisse, Histoire de France depuis les origines jusqu'à la Uévolution, publiée avec la collaboration de MM. Bayet, Bloch, Carré, Coville, Kleinclausz, Lan- glois, Lemonnier, Lucbaire, Mariéjol, Petit-Dutaillis, Pfister, Rébelliau, Sagnac, Vidal de la Blache. Tomes 1 à V, 1900-1903. Paris, Hachette et O; in-4.
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l'Europe par la géographie , de A. Freeman '. Le Tableau de la géographie de la France, par M. P. Vidal de la Blache, peut en un certain sens, servir d'Introduction*; nous voulons dire que l'étude de M. P. Vidal de la Blache situe l'histoire de la France dans son habitat de la façon la plus claire qui soit. Ce n'est point un livre aride de pure géographie physique, tout rempli de notions géologiques et zoologiques ; c'est la vision di- recte du sol de la France par un homme de science, qui sait déter- miner avec précision les rapports qui ont uni les hommes au sol. Dans « les lignes du paysage, les formes du relief, le contour des horizons », il y a un élément constitutif de la mentalité française. Michelet, déjà, avait vu que « la France est une personne », et l'on sait avec quelle poésie, et aussi quelle vérité, il a rendu l'aspect des provinces françaises au début de son Histoire de France. Mais tout ce dont la science s'est enrichie depuis l'époque où écrivait Michelet, toutes les notions suggestives de la géogra- phie politique presque définitivement élaborée* ont passé dans la synthèse de M. Vidal de la Blache, et l'on n'a pour ainsi dire pas à regretter l'émotion dont s'animait la sensibilité de l'historien ro- mantique à la vue idéale du territoire français, car, dans la con- naissance précise des faits de géographie humaine accumulés ici, il y a une joie d'une autre espèce, mais qui la vaut*.
Ce caractère de connaissance objective est bien au reste ce qui distingue dans son ensemble V Histoire de France en cours d'im- pression de ses devancières.
Certes, l'œuvre de Michelet', celle d'Henri Martin6, ne sont pas complètement caduques. Sans doute Michelet a subi à un de- gré considérable l'influence des événements politiques et sociaux dont il fut le contemporain ; sa personnalité vibrante s'accuse vi- vement dans son œuvre, avec ses haines, ses amours, ses préjugés et ses conversions ; encore est-il qu'il nous manque une étude
1. Paris, 1886, in-8 (trad. G. Lefèvre). Cette préface a été reprise et développée sous le titre de Vue générale de l'histoire politique de l'Europe (Paris, 1890, in-18).
2. Tome I, 1, 1903,395 p.
3. On peut signaler à ce propos la nouvelle édition de la Politische Géographie de Fr. Ratiel (Munich et Leipiig, 1903, 836 p., in-8).
4. On trouvera plus loin, dans ce numéro même, uu compte rendu détaillé de ce volume.
5. Le premier volume de l'Histoire de France de Michelet parut en 1833, et la pu- blication continua jusqu'en 1867.
6. Paris, 1831-1854, 19 vol. in-8.
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détaillée sur la façon dont il a travaillé, et le dépouillement de ses papiers ' permettra peut-être de dire qu'il fut, à plus d'un égard, un « érudit ». L'Histoire d'Henri Martin, bien moins inégale, n'a point non plus de ces divinations qui font de Michelet un des maîtres de la pensée moderne, et est extrêmement faible pour ce qui concerne les origines. Mais depuis Micbelet et Henri Martin, un immense la- beur historique a été accompli. Dans les centres universitaires, l'influence de maîtres vénérés a fait surgir un nombre considérable de travailleurs qui ont défriché les champs les plus divers de l'érudition française*. Dans les provinces se sont constituées des sociétés historiques, qu'on peut critiquer à plus d'un point de vue s, mais qui, dans leurs Recueils périodiques, ont publié des monographies et, plus encore, des documents inédits, ce qui vaut mieux *. Les Revues locales et générales se sont extrême- ment multipliées 5. Les Archives nationales et les Archives dépar- tementales, où il reste sans doute bien à faire, organisées néan- moins depuis 1887, munies d'un personnel professionnel et en majorité laborieux, sont devenues les mines inépuisables, que les historiens creusent dans tous les sens6. Le courant sociologique, d'autre part, a orienté les esprits vers un grand nombre de pro- blèmes nouveaux : l'organisation économique , l'histoire de la propriété, du travail, l'évolution juridique de groupes détermi- nés, la formation des concepts directeurs de sociétés, toutes ces questions ont attiré des chercheurs7. Il n'est pas jusqu'à l'état politique de la France, pendant ces trente dernières années, pa- cifique à l'extérieur, à l'intérieur animée de la lutte fructueuse des idées et des partis, et constamment tournée vers un idéal
1. Actuellement dans les mains de M. G. Monod.
2. On trouvera une sorte de répertoire du travail universitaire dans le Répertoire alphabétique des t/ièses de doctorat ès-lettres des Universités françaises, 1810-1900, par M. Maire, paru cette année.
3. Cf. Bulletin de là Société d'histoire moderne, n° 2 (uov. 1901).
4. R. de Lasteyrie et E. Lefévre-Pontalis, Bibliographie générale des travaux his- toriques et archéologiques publiés par les Sociétés savantes de la France, Paris, 1888 et suiv., 3 tomes parus in-4 et la 1™ livr. du t. IV (.1902).
5. La liste des Revues dépouillées annuellement par les collaborateurs du Réper- toire méthodique d'histoire moderne et contemporaine comprend pour 1902 environ 48îi Revues françaises.
6. L'État général par fonds des Archives départementales (Paris, 1903, in-4) donne un tableau du classement opéré dans ces archives. L'État sommaire pour les Archives nationales, publié en 1890, est actuellement de bien loin dépassé.
7. Les collaborateurs de la Revue de Synthèse historique ont suffisamment insisté sur ce point pour qu'il soit nécessaire d'appuyer ici davantage.
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de liberté d'opinions, qui n'ait servi, qui n'ait développé cette élaboration de l'histoire nationale, où l'on peut voir pour un peuple la meilleure discipline pour prendre conscience de soi- même.
Certes, nous n'avons pas l'illusion que l'Histoire de France de Lavisse devienne populaire, comme telle histoire d'un peuple plus démocratique que le nôtre, le Danemark, où l'on voit les tomes nombreux d'une œuvre considérable charger jusqu'aux tables de simples paysans '. On peut se demander môme, si dans l'état d'atonie où elle se trouve, la bourgeoisie française lui don- nera des lecteurs nombreux : c'est à la maison Hachette à nous donner sur cette question, qui a son importance, des renseigne- ments qui nous manquent. Pourtant on peut bien dire que cette Histoire est bien la mise au point, pour les lecteurs d'une culture moyenne, — ce qui n'exclut pas les autres, — du travail histo- rique accompli depuis une cinquantaine d'années.
Un homme, à lui seul, était incapable de concentrer ce travail, d'en tirer une synthèse. Pour une œuvre analogue, mais de bien moindre valeur, l'Histoire générale*, M. Lavisse avait fait appel à des collaborateurs très divers, souvent mal spécialisés, d'où l'in- suffisance notoire de certains chapitres. Celte fois-ci, nous avons affaire à des spécialistes, connus par des travaux antérieurs, qui, dans la partie réservée à chacun d'eux, ont gardé leur manière, sans que l'unité de l'ensemble en souffre, parce que leur « ma- nière » sait se subordonner au principe général qu'ils savent devoir animer toute l'œuvre, le souci de la vérité objective, criti- quement établie, — et aussi, il faut bien l'avouer, parce que M. Lavisse, malgré le souci d'occupations nombreuses et acca- blantes, a conservé la réalité d'une direction effective, minutieuse parfois. C'est, pensons-nous, le premier important essai, en France, de la division du travail, si employée en Allemagne pour l'élaboration des Handbïtcher*. C'est peut-être aussi un symptôme d'une tendance nouvelle de la recherche scientifique, qui, coopé- rative déjà dans certaines branches de la connaissance humaine, fait appel de plus en plus aux forces combinées des travailleurs,
1. Renseignement du à M. Muntl. de Copenhague.
2. Paris, 1896-1901, 12 vol. in-8.
3. Au moment où nous écrivons, on annonce l'apparition d'un considérable lland- buch der mittelalterlichen und neueren Geschichte, hgg. ton G. von Ik'low und F. Meinecke (Munich et Berlin, R. Oldenbourg).
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capables désormais par leur entente de s'élever au-dessus de l'hori- zon forcément limité des enquêtes privées ».
Le demi-tome de M. Bloch, Les Origines, La Gaule indépen- dante et la Gaule romaine*, le premier dans la série chronolo- gique, fut aussi le premier à paraître. Il était tout à fait conçu dans le plan général de l'œuvre, c'est-à-dire que l'histoire militaire laissait délibérément la place à l'histoire des institutions et à l'his- toire sociale. L'histoire gauloise était définitivement débarrassée de toutes les légendes concernant les druides et le gui, dont on en- combre encore les cervelles des jeunes enfants, et qui subsiste dans le souvenir des lycéens d'hier ; l'évolution de la Gaule appa- raissait très simple, avec les données fragmentaires des origines, jusqu'au ive siècle de notre ère, pour lequel un tableau complet de la société gallo-romaine était tracé. M. Bloch, très clairement, a su démêler deux phénomènes complexes et obscurs de cette histoire, les modifications territoriales, internes et externes de la Gaule sous l'Empire, et l'état instable de ce pays au temps de l'anarchie militaire, c'est-à-dire depuis 253 jusqu'au rétablissement de l'unité romaine (285).
Le tome suivant, Le Christianisme, les Barbares, Mérovingiens et Carolingiens, n'a paru qu'en 1903 3. Il est dû à la collaboration de MM. Bayet, qui a traité les origines du Christianisme (Livre I), Pfister, qui a étudié la période mérovingienne (Liv. II) et la dé- composition carolingienne (Liv. NI, ch. vi et vu), et Kleinclausz, qui s'est occupé des Carolingiens (Liv. III). Ce tome est inférieur au précédent : il a paru en retard et pour cela sans doute il sent la précipitation. Est-ce au choix des collaborateurs que cela est dû ? M. Bayet s'est signalé par des travaux de mérite sur les rela- tions de la Gaule et de la papauté à l'époque mérovingo-carolin- gienne*. M. Kleinclausz a su, dans une thèse brillante, édifier ou réédifier des théories intéressantes sur YEmpire carolingien s, et l'on connaît la critique impeccable avec laquelle M. Pfister a étudié
1. De cette même tendance relèvent la vaste entreprise des Sources de l'Histoire de France, en cours de publication chez Alphonse Picard et fils (ont déjà paru de Aug. Molinier deux fascicules, 1902 et 1903) et l'organisation nouvelle de la Revue d'histoire moderne et contemporaine.
2. Tome I, 2, 1900, 456 p.
3. Tome II, 1, 1903, 444 p.
4. Parus dans la Revue historique.
5. Paris, 1902, in-8. — Cf. un compte rendu important de M. R. Poupardin dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, janvier-avril 1903, p. 105-110.
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le règne de Robert le Pieux1. Mais M. Bayet est occupé par des fonctions administratives qui doivent l'éloigner en partie du'travail historique actuel; les thèses de M. Kleinclausz, la latine en par- ticulier', sont pleines de tout autre mérite que de celui de Inexac- titude. Et, somme toute,' il eût été profitable à l'œuvre d'avoir recours à quelques-uns de ces chartistes non universitaires, qui, comme MM. Lot, Poupardin, Calmette, Lauer, Eckel, ont déblayé une bonne partie de l'histoire carolingienne5. Quant à l'histoire de la période mérovingienne, dans l'absence des travaux toujours attendus de M. G. Monod, elle ne pouvait être, et elle n'est qu'un résumé des nombreux ouvrages allemands consacrés à cette pé- riode, et ce résumé ne pouvait être que bon, dû à M. Pfister. Mais cette histoire se soude mal à l'histoire carolingienne, et l'on voit mal comment l'avènement de la dynastie pippinide fut comme une nouvelle conquête germanique.
Ce tome se termine par quelques vues d'ensemble sur le régime féodal, où l'histoire de sa formation, que vient d'éclairer sous un nouveau jour M. Guilhiermoz *, est à peine rappelée, et où il eût été lion de synthétiser tous les faits antérieurs, desquels, dans les sociétés romaine, mérovingienne et carolingienne, la féodalité pro- cède. Celte méthode juridique, si l'on peut ainsi parler, n'est pas celle de M. Luchaire dans ses Premiers Capétiens [987-1/37)'. M. Luchaire ne procède pas, dans la plupart des cas, par voie de généralisation, — la généralisation serait possible, somme toute, en dépit de toute la variété et de l'instabilité des phénomènes histo- riques médiévaux ; mais il a saisi les types mêmes de ces phéno- mènes : il ne conclut sur la France féodale, que lorsqu'il a carac- térisé chacune des dynasties seigneuriales ; l'église du xi° siècle, il la peint en reconstituant la figure originale des prélats du temps,
1. Paris, 1883, in-8, Uibliothèque de l'École des Hautes- Éludes, n° 64.
2. K 1 1 • ■ fst Mnfterëe toi premiers 'lues de Bourdonne (Quomodo primi duces cape- tianse slirpis Hue /undiie res gesserint i ' IOii-t I6i '', Dijon, 1902, in-8).
3. F. Lot. Les derniers Carolingiens, Paris, 1891. in-8. — F.. Favrc, Fuites, comte de Paris et roi de France <88i-898), Paris, 1899, in-8. — A. Eckel, Charte* le Simple, Paris, 1899. in-8. — Pli Lauer, Le rèf/ne de Louis IV d'Outre-mer, Paris, 1899, in-8. — II. Poupardin, Le Royaume de Provence sous les Carolingiens [855- 9.M '.' \ Paris, 1901, in-8. — J. Calmette, Iai Diplomatie carolingienne du traité de Verdun à la mort de Charles le Chauve [$43-877), Paris. 1901, in-8. — Tous ces travaux ont paru dans la Ribliothèque de l'École des Hautes-Études, où paraîtront les Annales du règne de Cltarles le Chauve, en préparation.
4. Les Origines de la noblesse en France, Paris, 1902, in-8.
5. Tome II, 2, 1901, 414 p.
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les bons comme les mauvais. Son livre est d'un médiéviste sincère, qui ne s'illusionne pas sur la place du moyen âge dans l'évolution de la France. Aux premiers Capétiens, il donne peu de place, parce qu'ils ont en fait peu d'importance, — et aussi, il faut le dire, parce qu'ils ne sont pas encore bien connus '. La croisade cesse d'être une œuvre exclusivement française. Par contre le mouvement pro- fond d'émancipation qui agite les classes populaires prend toute son ampleur et M. Lucbaire en analyse les causes avec autant de critique qu'il en recherche les formes avec intelligence. L'histoire des révolutions urbaines, en particulier, est saisie avec un sens très vif des réalités reconstituées ; il y a dans les pages que M. Luchaire y a consacrées, un progrès très vif sur les points de vue auxquels il s'était placé dans les Communes françaises*. Le développement des classes rurales, et, ce qui y tient de très près, la transforma- tion du régime de la propriété, sont traités avec moins de détail et de précision ; il est juste de dire que M. Luchaire n'a pu pro- fiter de la belle synthèse de M. H. Sée sur les Classes rurales3. De même, nous ne disons pas que M. Luchaire, en traitant de la civilisation française aux xi° et xne siècles, ne s'est pas occupé de l'art, mais il faut bien avouer que les pages qu'il consacrée l'art roman et à l'art gothique sont bien courtes, et que, même avant M. Enlart4, et sans être spécialisé dans l'archéologie fran- çaise, il eût pu rechercher non pas les origines encore incer- taines de ces styles, du moins leurs caractères et leurs aires d'expansion.
Les mêmes qualités de précision dans l'élablissement des faits, de clarté et d'intérêt dans leur exposé, se retrouvent dans le tome suivant, Louis VII, Philippe-Auguste, Louis VIII (1 / 37-/226)*, du même Luchaire. Mais, ici, l'exposition est moins fragmentée. Déjà, à la fin du tome précédent, le récit commençait à se concen- trer autour de Louis VI. De plus en plus la personnalité des rois
1. M. F. Lot fera prochainement paraître un travail important sur Hugues Capet. M. M. Prou prépare depuis de longues tfimées un volume sur Philippe I". M. Soehnée est l'auteur d'une thèse pour l'École des Chartes sur Henri Ier, encore manuscrite, mais dont la mise sur pied s'active, et dont le catalogue des actes est sur le point de paraître. Seul Robert I" a été étudié par M. Ph'ster (V, p. 104, n» 1).
2. Paris, 1890, iu-8.
3. Les classes rurales et le réyime domanial en France, Paris, 1901, in-8.
4. Manuel d'archéoloqie française, t. I, Paris, 1903, iu-8. Le tome second (ar- chéologie civile et militaire) est sous presse.
5. Tome III, 1, 1901,417 p.
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de France, ou mieux la réalité de leur pouvoir s'affirme. Sans doute, ni Louis VII, ni Louis VIII ne sont des hommes de grande valeur; mais ils sont l'un et l'autre précédés par des rois bons politiques, et la monarchie profite pour ainsi dire de la vitesse acquise. Un défaut de M. Luchaire apparaît peut-être davantage dans ce tome que dans le précédent : il semble en ressortir que nous savons tout ce qu'il est possible de savoir sur ces rois, alors qu'il faudrait prévenir le lecteur, le lecteur du grand public, qui ne recourra pas aux travaux particuliers écrits sur chacun d'eux ', qu'il y a des choses que nous ne savons pas encore, et qu'il y en a que nous ne saurons jamais.
C'est, au contraire, une précaution que jamais M. Ch.-V. Lan- glois n'oublie dans le tome consacré à Saint -Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs {1 226-1 328)*. Ce livre est tout à fait satisfaisant. Ses proportions sont d'une belle simplicité. Trois parties le divisent : les événements politiques de 1226 à 1285, puis de 1286 à 1328. les institutions et la civilisation de 1226 à 1328. Sans s'être antérieurement beaucoup occupé de Saint-Louis 3, M. Langlois est parvenu à nous donner de ce roi une image qui restera4; sans doute, les matériaux ne manquaient pas : encore fallait-il les critiquer, en tirer ce qu'ils comportaient de réel et de vivant. M. Langlois l'a fait avec un art qui ne se laisse jamais sentir. Pour Philippe III, il était tout préparé par sa thèse de 1887, pour Philippe le Bel, par les nombreux travaux que lui ou ses élèves ont consacrés à son règne. Nous n'avions, sur ce dernier personnage, aucune étude d'ensemble, au moins qui ne fût tendan- cieuse 5. Il faut se résigner à ne savoir rien, ou à peu près, de l'homme. Mais le règne garde une importance considérable à la
1. Rappelons seulement Y Étude sur les acles de Louis 17/, «le Luchaire (Paris, 1885, iu-i), le Catalogue des actes de Philippe-Auguste, de L. Delisle (Paris, 1856, in-8) et le Philipp-.iugust, de Carl.-lli.ii Leipzig-Paris, 1899-1900, in-8), l'Étude sur la vie et le règne de Louis VIII (1I87-1H6) de Petit-Dutaillis (Paris, 1894, in-8, Bibliothèque de l'École des Hautes-Études, n° 101).
2. Tome 1H, 2, 1901, 434 p. — Comme exemple, on peut citer les réserves de la page 119.
3. Notons pourtant un petit li»re de prix, paru chez Hachette, sur Saint-Louis, i|ui est bien le modèle de ce qu'on peut mettre comme histoire du moyen Age entre les mains de jeunes enfants.
4. P. 18 sqq. Hue première ébauche île ce portrait a paru dans la Revue de Paris il 1897.
5. Il y a des exceptions, bien entendu, en particulier celle de Renan, qui a écrit dans V Histoire littéraire de la France (t. XVII, p. 233 sqq.) des pages importantes sur Guillaume de Nogaret.
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fois par la lutte de la royauté contre la papauté, et par les consul- tations générales de la nation, où il faut bien voir, en définitive, l'origine des États Généraux. Un chapitre qui, en somme, n'entre qu'avec peine dans le plan de l'ouvrage est celui qui est consacré aux Causes; célèbres des premières années du XIVe siècle (t. II, chap. iv). Avec sobriété, M. Langlois raconte les procès de Bernard Délicieux, de Guichard de Troyes, des brus du roi, et de son récit concis jaillit une horreur puissante dont les romantiques, avec plus de moyens mis en œuvre, auraient eu du mal à rendre la tragique vérité. L'histoire des institutions est une des parties les mieux venues, et pourtant la difficulté était grande d'analyser les origines de ces corps de gouvernement, comme le Parlement, la Chambre des Comptes, le Conseil, qui, non différenciés au siècle précédent, apparaissent à peu près définitivement constitués au xive. Sans doute, M. Langlois avait pour se conduire, le guide très sûr qu'est le livre de M. Borelli de Serres1. Mais, plus encore, son enquête personnelle sur l'histoire du Parlement !, ses efforts pour démêler l'histoire obscure de l'administration financière3 lui ont permis de donner un exposé critique de haute valeur des institutions monar- chiques dans leur évolution, et qui soutient la comparaison avec des œuvres plus poussées dans le détail, mais beaucoup moins claires, malgré le vaste effort, dans l'étude des causes et dans l'exposé, comme la belle Histoire des Institutions, de M. P. Viollet*. Dans l'établissement de leurs synthèses, MM. Luchaire et Lan- glois ont conservé toute leur originalité. Les premiers Valois et la Guerre de cent ans ( / 328-14.2.2) par M. A. Coville 5 est un résumé exact des connaissances historiques actuelles possédées sur cette période ; — encore n'a-t-il pu employer le livre de M. Deprez sur les Origines de la Guerre de cent ans 6, ni le tome II de Y Histoire de
1. Recherches sur divers services publics. ... Paris, 1895, in-8.
2. Les origines du Parlement, dans Revue Historique, t. XLVII ; — Textes pour servir à l'histoire du Parlement, Paris, 1888, in-8 {Coll. de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire).
3. Cf. 1. Petit. Gavrilovitch, Maury et Tlicodoru, Essai de restitution des plus anciens mémoriaux de la Chambre des Comptes de Paris, avec une préface de Ch.-V. Langlois, Paris, 1899, in-8 [Ribl. de la Fac. des Lettres de l'Univ. de Paris, n° V1U. — Éd. de l'Inventaire de Robert Mignon, par Cli.-V. Langlois, Paris, 1902, in-4 (Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, série in-4).
4. Histoire des institutions politiques et administratives de la France, Paris, 1899-1903, 3 vol. in-8. — Cf. Soles critiques, juin 1903.
5. Tome IV, 1, 1901, 448 p.
6. Paris, 1903, in-8 {Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome).
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Belgique de Pircnne *, mais où il ne semble pas qu'une vue directe des documents inédits ait vivifié la représentation dans l'esprit de l'auteur du temps qu'il étudiait. Lu reproche plus grave à faire à l'ouvrage de M. Coville est qu'il a traité trop exclusivement l'his- toire politique de la France de 1328 à 1422. Or l'époque d'Etienne Marcel, de la Jacquerie, des Maillotins, des Tuchins et de l'ordon- nance cabochienne* méritait d'être étudiée au point de vue social. Un simple paragraphe au début du volume3, où l'on regrettera un emploi trop exclusif d'ouvrages déjà généraux, comme ceux de Levasseur, Pigeonneau et Huvelin, expose l'état économique du royaume au début du règne de Philippe VI : c'est insuffisant. Sans doute ardue était la besogne de grouper en synthèse les faits d'histoire sociale épars dans tout le livre; il eût été d'autant plus méritoire de le tenter, et de se demander si la période de la guerre de cent ans, qui est le temps d'une décomposition de l'autorité monarchique en France, est celui d'un progrès, d'une régression, ou de la stagnation des classes populaires.
Les lecteurs de la Revue >/<■ Synthèse historique n'ont pas oublié l'énnlit article où M. Petit-Dutaillis exposait l'état de la bibliographie et des questions à traiter pour le xv8 siècle français *. Cette large information lui a permis de donner un livre sur Charles VII, Louis XI et les premières années de Charles VIII [! 1 22-1492) s, qui est un répertoire détaillé de tout ce que nous connaissons sur cette période. Il y a même une certaine disproportion avec le reste de Y Histoire de France, moins peut-être dans le récit que dans la bibliographie, où des monographies de mince importance sont abondamment citées. Dans le tome même de M. Petit-Dutaillis, il y a aussi une réelle disproportion entre ce qui est consacré à Charles VII et ce qui l'est à Louis XI: cette dernière partie ne comprend qu'un fascicule; parue bien après les trois premiers fas- cicules, elle Be ressent d'une rapidité dans l'élaboration qui nuit quelque peu à la sûreté et à la plénitude de l'exposé. Il serait évi- demment injuste de reprocher à M. Petit-Dutaillis d'avoir consacré a la Société et la Monarchie à la fia de la guerre de cent ans plus
1. Bruxelles, 1903, ta-8,
2. Éditée par M. Coville lui-même {Coll. des textes pour servir à l'étude et à l'en- neiijnement de l'histoire, Paris, 1889, iu-8).
8. I'. 19-26.
4. 1902, t. IV, 1, p. 37 »q.
5. Tome IV, 11, 1902, 455 p.
«. S. II. — T. VII, H» 19. 4
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de deux cents pages d'un texte justifié par de nombreuses réfé- rences ', et où l'on peut seulement regretter qu'il n'ait pas été à même d'employer l'énorme et substantielle tbèse de M. Dupont- ferrler sur Les officiers rot/aux des taillîafres et sénéchaussées et les institutions tnon^rcnï^ùes locales en France à la fin du moyen tif/e'-. Mais il eùl pu cependant, insister davantage sur le règne de Louis XI, dont la place est grande dans l'histoire de la formation territoriale de la France. Ce règne, qui sert de transition entre la monarchie médiévale et la monarchie absolue du xvie siècle, est important à plus d'un titre. La figure seule du roi, les personnes de son entourage, eussent mérité d'être reprises en détail, et débarrassées, au cas échéant, du tissu de légendes possibles dont l'époque romantique, comme pour Philippe le Bel, les a voilées.
L'histoire de la Renaissance et de la Réforme a été confiée à M. H. Lemonnier. M. Lemonnier est davantage connu comme his- torien de l'art que comme spécialiste du xvi° siècle. Néanmoins on sait qu'il a fourni sur cette époque des articles de valeur3 et qu'il l'a traitée dans une suppléance de M. E. Lavisse. En tout cas, il n'a pas été inférieur à la lâche assignée, et son premier demi-tome,' intitulé Les guerres d'Italie, la France sous Charles VIII, Louis XII et François Ier [1 192-1 541)*, un des plus courts de la série, en est un des meilleurs; on ne peut que souhaiter, — et cela est à croire, que le suivant, La lutte contre la Maison 'd'Autriche, In France sous Henri 11 (/ 5 J !)-/:).')!)), qui paraîtra prochainement, lui soit égal. Le livre de M. Lemonnier est la mise au point exacte de tout ce qui a été publié sur le xvi" siècle français, pour lequel nous n'avions jusqu'ici que des travaux de détail ou des études générales vieillies ou sans valeur5. La littérature du sujet était vaste, et elle continuera de l'être désormais pour les siècles qui restent de notre histoire; il fallait écarter délibérément, pour aboutir, l'information inédite, le recours aux sources manuscrites, qui, dans les tomes précédents, apparaissent de-ci de-là°. Par là, la synthèse de M. H. Lemonnier sera provisoire, car les richesses
1. L. II, p. 117-320.,
2. Paris, 1002, in-8, Bibliothèque de. l'École des Hautes-Études, n° 140.
'■). Cf. V.-L. liounïlly, Le règne de François I", Élut des travaux et questions à Imiter, dans liev. d'hisl. mod. et contemp.', 1903, t. IV, p. 513, n. 4.
4. Tome V, 1, i'MVi, 393 p.
:;. Cf. 11. Hauser, Histoire delà France au XVI" siècle, dans Rev. de Synth, hisl., 1902, 1. V, 2. p. 201.
6. En particulier dans le tuinc de M. Ch.-V. Lauglois.
L1 « HISTOIRE DE FRANCE » DE ERNEST UV1S9E tti
immenses des archives publiques et privées, françaises et étran- gères pourront renouveler sur plus d'un point les connaissances que nous possédons pour le moment sur le xvi8 siècle, période de politique internationale, de bouleversements sociaux et de révolu- tions intellectuelles. Mais ce provisoire durera longtemps, parce que non seulement 31. Lemonnier a enregistré complètement les faits acquis, qui sont nombreux, mais parce qu'il a donné sur la place du xvi siècle dans l'évolution de la France des vues très justes, synthétiques, qui, sorties de l'examen réaliste des faits, continueront de les dominer. Aux guerres d'Italie, il restitue leur importance relalive, et ne goûte pas môme l'action qu'elles ont eue sur la Renaissance française'. Ce qui est essentiel à retenir, du siècle, c'est l'évolution sociale, intellectuelle et religieuse de la France à cette époque. Sans doute on ne contestera pas la dispro- portion qui existe entre la part accordée aux beaux-arts dans ce volume à celle qui leur est consacrée dans les autres : il semblerait presque que l'histoire de l'art français ne commence qu'à la Renais- sance. Mais qui pouvait, au moins, avec plus de compétence, nous donner de ce beau moment de floraison artistique un tableau à la luis plus précis et plus général? L'histoire des débuts de la Réforme est écrite avec l'espril critique le plus avisé, sans aucune idée pré- conçue,, ei se juxtapose délicatement avec celle dé la Renaissance : « La Renaissance et la Réforme retournent toutes les deux au passé. Mais la première au passé païen, la seconde au passé chrétien*. » L'examen de l'évolution, si complexe, des classes au xvi° siècle procède de la même méthode : établissement de faits concrets 3, souvent difficilement analysables, — comme en ce qui concerne en particulier la situation économique, — conclusions simples, fermes, qui s'imposent a l'esprit.
Ainsi, comme nous l'avions dit dès l'abord, la personnalité de» auteurs ne s'est pas effacée dans L'entreprise collective. Nous souhaitons que, vis-à-xis de chacun, notre concision n'ail pas paru de l'injustice. Au reste, nos critiques sont de détail, et l'harmonie de l'ensemble subsiste. Celte harmonie, elle réside surtout dans le fait (pie les collaborateurs de Y Histoire de France ont eberebé à
1. I>. 131.
•i. P
:j. Dans son étude sur la noblesse p. 43 wjq. . M. Lemoanier n'a pu employer le volume de M. de Vaissieres, «i riche d'informations précises, tur les Gentilshommes eampaQnardi nu XVh siècle, Paris, ÎUOJ, in-8.
■ <-2 REVUES CRITIQUES
saisir la \ie collective de la nation, On parle beaucoup, outre-Rhin,
<T « âme du peuple ». Nous n'aimons guère cette expression, et nous préférons la belle réalité concrète des faits sociaux, qui, de leur trame complexe et bigarrée, font le tissu de l'histoire vraie. La vie locale, la vie des classes productrices, dont l'humilité, jus- que-là, sauf exception, n'apparaissait pas dans les récits glorieux des adeptes de l'histoire militaire et diplomatique, ont leur place dans Y Histoire de France, et la place qu'elles méritent. En parti- culier dans les divers tomes parus, dans ceux surtout de MM. Bloch, Luchaire et Pelit-Dutaillis, on trouvera un tableau complet de l'existence urbaine en France depuis la Gaule romaine. Sans adopter dans ses dernières — et fausses — conséquences la théorie matérialiste de l'histoire, les auteurs de Yllistoire de France ont montré le rôle important des phénomènes économiques dans l'évolution d'un peuple, car ils ont compris qu'il importait moins de savoir comment pensait un chef de guerre, que comment vivait un groupe d'hommes.
Certains ont reproché à Y Histoire de France de n'être pas illus- rée. Mais le choix et l'exécution des gravures auraient entraîné des difficultés probablement insurmontables. De plus le prix en aurait peut-être été majoré, et il faut souhaiter que la modicité du coût assure la plus large diffusion possible de l'œuvre. Ce qui est peut-être davantage une lacune, c'est, sauf dans Y Introduction géographique de M. Vidal de la Blache, l'absence de cartes, de croquis simples qui auraient précisé un récit de bataille ou de con- quête. Mais cartes et gravures sont de moins grande utilité qu'une bibliographie critique. Sur ce dernier point nous n'avons pas à nous plaindre. C'est une innovation heureuse pour un ouvrage d'un caractère si général que la constitution par livres et chapitres de bibliographies courtes et substantielles, au courant des derniers livres parus, et des éditions récentes, comprenant l'indication des Sources employées, et des Ouvrages consultés. A l'heure qu'il est, il n'existe pas de Bibliographie de l'histoire de France, la Biblio- graphie de M. G. Monod étant vieillie1, les Archives de Vhistoire de France de MM. Ch.-V. Banglois et H. Stein*, étant consacrées principalement aux sources inédites, les Sources de l'histoire de France en publication chez Picard étant loin d'être achevées, le
1. Elle est de 1SS7, et la nouvelle édition annoncée n'a jamais paru.
2. Paris, 1893, tn-8.
L' « HISTOIRE DE FRANCE » DE ERNEST LAVISSE 33
Répertoire de MM. G. Brière et P. Caron n'étant pas rétrospectif, et ne commençant d'ailleurs qu'à l'année 1500. Donc l'Histoire de France à ceux qui voudront fouiller plus profondément tel point particulier pourra servir d'initiatrice et procurer les premiers moyens d'information. En dehors du grand public, elle pourra être utilisée avec fruit par tous les travailleurs. En particulier, elle sera un manuel indispensable pour les candidats à l'agrégation d'histoire. Il est connu que ceux-ci n'ont recours souvent, pour la préparation de leur concours, qu'à des livres sans valeur, indi- gestes, où l'amas des faits entassés ne s'éclaire d'aucune idée géné- rale vraie, où n'apparaissent nulle part la méthode et la difficulté d'atteindre la vérité historique ' . Pour l'histoire de France, désor- mais, ils auront un guide sûr non seulement pour la préparation du concours, mais pour l'élaboration de leurs leçons de lycée, où ils pourront faire passer tout le contenu vivant d'une véridique histoire nationale. Il n'est qu'une chose à désirer, c'est que sur la table de ceux à qui l'âprelé de la vie et la multiplicité des chan- gements, ou même la routine professionnelle n'ont pas permis de se constituer un début de bibliothèque, l'Histoire de France reste, comme un répertoire de faits bien classés, et d'idées bien pensées.
Georges Boihijin.
1. Cf. Cli.-V. Lniii-'lnis, niieslinns (l'histoire et d'enseir/neiui'iil. Paris, 1902, in- 18, p. 1 87. Au retto, nous reteoooi l'aveu de plus d'un candidat.
LE «TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE»
DE P. VIDAL DE LA BLACHE '
Le Tableau de la géographie de la France, qui sort d'intro- duction à la grande histoire rédigée sous la direction de M. Lavissé, n'intéresse pas moins les historiens que les géographes, qui en attendaient la publication avec impatience. C'est qu'en effet ce tableau est plus qu'une esquisse descriptive destinée à mettre en relief par quelques traits rapides, la permanence des influences géographiques sur le développement historique de notre pays; par l'ampleur de ses proportions, l'affirmation d'une méthode suivie avec rigueur, l'abondance des matériaux élaborés, autant que par l'heureuse combinaison de faits empruntés aux sciences les plus diverses, l'ingéniosité des rapprochements d'où jaillissent des explications originales, cette préface est une œuvre considérable, d'une haute portée scientifique, et qui, entre autres mérites, a celui de venir à son heure.
Nous sommes loin ici des descriptions colorées, mais où il entre plus de fantaisie poétique que de science et des intuitions élin- celantes qu'une vision fugitive de nos pays de France suggérait jadis à l'imagination ardente de Michèle*. L'œuvre si méritoire d'Elisée Reclus qui s'efforça dans sa description de la France, de briser les cadres artificiels imposés par la tradition en.s'inspirant d'une méthode plus scientifique, est elle-même bien dépassée. La synthèse de M. Vidal de la Blache nous permet de saisir sur le vif les immenses progrès réalisés en France, depuis une vingtaine
1. Vidal de lu Blaclie : Tableau de lu géographie de la France. Paris, Hachette, 1903, in-N, 395 p. (>2 lif-r. cartes et coupes, 2 pL cartes,
« LE TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE » 5b
d'années, par la science géographique: nous y constatons éga- lement combien nombreux sonl les éléments d'information que l'histoire peut tirer de la géographie et dans quels rapports étroits se trouvent les deux sciences.
Les conditions naturelles qui constiluent le milieu géographique d'un pays, déterminent non seulement ses productions, mais la direction des grandes voies de commerce et de peuplement tracées en conformité avec la configuration du terrain, le mode de grou- pemenl de la population et les diverses formes de l'habitat, la localisation des industries subordonnée à la distribution des princi- paux gites minéraux ; elles créent en un mot les conditions histo- riques fondamentales. Dans le Tablrau de la yroyfapliic d<> la France, tous les détails, tous les aperçus particuliers, coordonnés par une pensée directrice, concourenl à la démonstration de celte vérité.
Comme il convient dans une inlroduction à un ouvrage d'his- toire générale, l'auteur insiste tout particulièrement sur ja géo- graphie humaine, mais celle-ci a toujours pour substratum la géographie physique don dérive l'explication des événements humains C'est l'étude raisonnée du sol qui commande l'ordon- nance de tout l'ouvrage; et, pour aboulir à des résultats précis qui fourniront la matière à des déduclions très probantes, M. V. L. re- montant aux causes premières, n'hésite pas à mettre en rapport l'étal actuel du sol ;i\ ec sa composition et son passé' géologiques. Toutes les sciences auxiliaires de la géographie mises à contri- bution, apportent leur contingent d'observations qui s'intercalent harmonieusement dans la trame serrée des descriptions et amènent le lecteur à des conclusions parfois aussi ingénieuses qu'in- attendues.
***
Dans la première partie de l'ouvrage, consacrée à la personnalité physique et morale de notre pays, la France nous apparaît dans le cadre que la nature lui a défini. Par sa configuration elle est étroitement apparenter' au reste du continent. Loin d'avoir l'homo- généité structurale qu'une symétrie tout extérieure permet de lui attribuer, elle présente deux types de structure d'âge et d'aspect
56 REVUES CRITIQUES
très différents : l'Armorique, le massif central, l'Ardenne, les Vosges sont les fragments d'une grande chaîne dressée à la fin des temps primaires, et dont les massifs se succédaient à travers l'Europe Centrale, depuis le pays de Galles jusqu'à la Bohème; au contraire, les Pyrénées, les Alpes, le Jura appartiennent à une zone de plissements plus récents qui s'allongent le long de la Méditerranée.
Remarquablement articulée, la France offrait des facilités parti- culières à la circulation des courants de vie générale qui se sont frayé des voies à la faveur des seuils séparant les massifs, des dépressions longeant les zones de plissement, des grandes vallées tour à tour convergentes et divergentes qui sillonnent le pays.
Baignée par deux mers et en même temps soudée au tronc conti- nental, la France a bénéficié, sur les confins de l'ancien monde, d'une situation géographique exceptionnelle.
C'est en effet par la mer et les principales voies naturelles du continent qu'elle a reçu du dehors les grands courants de civili- sation qui, en circulant et se ramifiant à travers la diversité des pays locaux, y ont introduit des ferments de vie générale.
Si, par la Méditerranée, la France s'est trouvée en rapport im- médiat avec le domaine terrestre où se sont constituées les plus anciennes sociétés, par sa végétation, sa constitution ethnique, les traces primitives de civilisation, elle sert en quelque sorte de pro- longement à tout un ensemble de phénomènes ayant eu pour berceau le cœur du continent européen. M. V. L. insiste, avec une rare pénétration, sur la provenance des différents groupes hu- mains arrivés par le Nord et l'Est, sur leur mode d'installation à la lisière des épais massifs forestiers dont les lambeaux subsistent encore aujourd'hui, sur les sols les moins aptes à la culture, et qui ont servi primitivement de cadres à des embryons de société.
Par la variété des formes de son relief, de sa constitution géo- logique, de ses conditions climatériques et de sa composition ethnique, la France résume les contrées de l'Europe centrale et méridionale. Ainsi s'expliquent à la fois les contrastes de pays à pays, la diversité des produits du sol, du genre d'occupations des habitants, et, jusqu'à un certain point celle précocité particulière de la France parmi les contrées occidentales de l'Europe, précocité qui semble résulter des facilités d'établissement, de circulation, de
«LE TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE» 57
défense, de tout ce qui contribue à hâter le développement de la vie générale.
L'originalité de la seconde partie, remplie par une description régionale détaillée, n*est pas moins saisissante que la vue générale de l'ensemble. Ici nous pénétrons dans l'intimité de cet être géo- graphique qu'est la France. Nous la voyons partagée en grandes régions naturelles déterminées par le groupement des masses mi- nérales et les principales lignes du relief : Ardeune, Flandre, Bas- sin parisien, Région Rhénane, Massif Central, Ouest, Bretagne, Midi méditerranéen, Midi pyrénéen, Midi océanique. Chaque ré- gion se siibclivis*' a son tour en un nombre variable d'unités géo- graphiques, inégales par l'étendue : ce sont les pays. Tous ces vieux pays de France, Argonne, Champagne, Brie, Beauce, Câli- nais, etc., dont la nomenclature vivace a persisté dans le langage populaire, à travers les remaniements territoriaux et les vicissi- tudes des divisions administratives, retrouvent leur état civil scien- tifiquement contrôlé. M. V. L. emprunte aux géologues qui l'ont renouvelée et mise à la mode, la notion du pays, mais il l'élargit et la précise en la corrigeant quand il y a lieu ; là où les géologues n'avaient aperça qu'une juxtaposition de sols différents, M. V. L. montre une mosaïque d'agrégats humains et comme un ensemble du petits organismes avant chacun son individualité, solidaires les uns des autres et entre lesquels la nécessité des échanges a favo- risé «le longue date une vie locale intense. A côté des contrastes, des oppositions brutales dépaysa pays, résultant du caprice de la nature et que traduit avec sûreté le vocabulaire populaire : mon- tagne et plaine, terres froides et terres chaudes, bocage et cam- pagne, etc., M. V. L. fait ressortir les nuances intermédiaires et démêle, avec une finesse de touche tout artistique, ces transitions graduelles dans la constitution du sol, le caractère du climat, qui ont leur répercussion jusque dans la vie des hommes, ('.est dans l'élude minutieuse <|e ces petites unités naturelles qu'on surprend la relation entre les faits d'ordre géologique et les laits d'ordre so- ciologique, l'indestructible lien qui unit l'homme à la (erre. Si les données de la géographie physique sont amplement développées et avec toute la précision nécessaire, l'élément humain n'est pas négligé', l.a subordination de l'homme au sol a pour contre-partie sa réaction contre les lois imposées par la nature, à tel point que, dans certains cas, la culture et l'acclimatation rompent manifeste-
88 REVUES CRITIQUES
mont le déterminisme des conditions géographiques. C'est pour- quoi M. V. L. attribue une importance toute particulière aux ques- tions de géographie proprement humaine, à l'exposé du groupe- ment de la population que nous voyons tantôt agglomérée dans des villages où les habitations se pressent, au fond des vallées, sur la ligne d'affleurement des nappes souterraines, comme dans les pays au sol perméable, dans la Bourgogne oolithique, dans la Cham- pagne et la Picardie crayeuses, dans la Beauce calcaire, tantôt dis- séminée dans d'innombrables hameaux, fermes et écarts, sur les sols humides et bocagers du Gàtinais, de la Puisaye, de la Cham- pagne infracrétacée, de la Bric, et, en général, dans la plupart des pays de montagnes.
Nous assistons au développement des grands centres urbains ; Paris, Lyon, Beims, etc. ; nous passons en revue les formes va- riées de l'habitat rural, le mode de construction et l'aménagement des habitations et jusqu'aux procédés de culture et au genre de vie des populations.
Les limites naturelles des pajs sont confrontées avec les an- ciennes frontières et divisions politiques ; ici nous voyons des li- mites de peuples tracées en conformité avec la nature des lieux, là nous saisissons une discordance absolue entre les données de l'histoire et celles de la géographie. Si des noms de pays expri- mant des particularités du sol, comme la Champagne, le Vallage, le pays de Caux, etc., s'appliquent à des individualités géogra- phiques très nettement délimitées, d'autres dénominations ayant une signification ethnique, plutôt que topographique, ont surtout une valeur historique ; comme la Normandie et la Bourgogne, elles correspondent à des groupements arbitraires d'un caractère pure- ment politique. Mais, à l'intérieur de ces cadres artificiels qui se superposent aux unités naturelles, les vieux pays subsistent avec les différences d'aspect et d'occupations qui tiennent aux diffé- rences do sol. Partout, enfin, le rôle historique d'un pays ou d'une ville apparaît essentiellement déterminé par un ensemble de conditions géographiques.
#*#
Au cours de cette description méthodique et fouillée des grandes régions naturelles et des pays de la France, description éclairée
« LE TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE » 59
et précisée tout à la fois par des idées générales et une série d'il- lustrations très parlantes, le lecteur ne peut manquer délie frappé parle caractère original d'ancienneté et de continuité dont sont empreints, en France, les rapports entre l'homme et le sol. L'in- finie variété des conditions naturelles et la bigarrure des éléments humains, dont la totalité constitue l'individualité physique et mo- rale de la France, nous expliquent ces multiples oppositions de moeurs, de caractères et de tendances dont seule la géographie peu! rendre compte, et qui projettent une lumière très vive sur plus d'une page de notre histoire.
Ainsi conçu, ce magistral Tableau de la France est une synthèse à la fois scientifique et pittoresque, où les faits sont non seulement étudiés dans leurs relations complexes et systématisés, mais en- core présentés sous forme d'Impressions et d'images qui se fondent dans l'enchaînement artistique des descriptions et en rehaussent l'alliait.
Le livre restera un modèle de méthode pour les géographes. Si quelques détails se trouvent ultérieurement susceptibles d'être modifiés, par suite des progrès incessants de la science, les no- tions fondamentales qui se dégagent de J'oeuvre sont définitives: elles [lient la physionomie de la France, ci les historiens ne man- queront pas d'y puiser de précieuses indications.
Emile Chahtriot.
REVUES GÉNÉRALES
HISTOIRE ÉCONOMIQUE
DROIT COMMERCIAL
DÉFINITION ET ÉVOLUTION GÉNÉRALE
Dans le domaine encore si inégalement connu de l'histoire des institutions, il' n'y a pas de champ moins exploré — en France surtout — que celui de l'histoire du droit commercial. Jamais, à ma connaissance, sujet emprunté à cet ordre d'études n'a été traité dans un enseignement public, en France ou à l'étranger; jamais leçon tirée de cette matière n'a été imposée aux concurrents de notre agrégation française d'histoire du droit. A peine une demi- douzaine de chercheurs (on en rencontrerait peut-être un ou deux en Allemagne, autant en Italie, autant en Belgique et autant en France) se partagent le champ immense qui leur est offert. Et pour- tant il n'en est pas où les recherches puissent être plus fécondes, plus vivantes, plus riches en aperçus inattendus. L'union du point de vue sociologique et du point de vue juridique est plus apparente que partout ailleurs, et nulle part on ne saisit mieux quelle influence les milieux physique, économique et social exercent sur le développement d'un ensemble d'institutions.
Il serait trop long d'examiner en détail les causes de l'ostracisme qui pèse sur le droit commercial. Il faut sans doute faire la part à la fois de la pénurie des sources, de leur obscurité, et des difficultés spéciales du sujet.
DROIT COMMERCIAL 61
Nous indiquerons en effet que les transactions commerciales sont essentiellement consensuelles et dégagées des entraves du forma- lisme. Or si les transactions civiles anciennes ont quelque chance, par leur formalisme môme, c'est-à-dire par les gestes, les paroles, le cérémonial solennels dont elles s'entourent, de laisser des traces, il n'en est pas de môme de celles qui ont pour élément essentiel la volonté. Les actes non formalistes sont aussi bien plus complexes. Les formes sont immuables et rigides; la volonté est souple et sus- ceptible de nuances infinies. Aussi l'histoire des obligations non formelles, et spécialement des obligations commerciales, présente- t-elle des complications et des subtilités qui rebutent les premières recherches. On ne s'étonnera donc pas qu'on l'ait négligée; dans une science en voie de formation, comme l'histoire générale du droit, on va de prime abord au plus aisé. Nul doute que l'his- toire des institutions politiques, ou de la famille, ou des succes- sions soit plus immédiatement accessible que celle des effets de commerce.
En outre, le droit commercial étant originairement, comme nous le verrons, un droit international, ne peut, pendant longtemps, être matière à législation. Et, lors môme qu'il devientdroit interne, le législateur ne s'en occupe que tardivement; il y touche seulement pour régler les rapports du commerce avec les intérêts (fiscaux ou annonaires) de l'Etat1. Les premières lois qui s'occupeut du commerce peuvent assez aisément nous renseigner sur \apolilique commerciale du législateur, non sur le mécanisme des transactions. Celles-ci obéissent à des usages et à des coutumes, dont nous n'avons ordinairement de traces que dans les actes concrets de la pratique, c'est-à-dire dans les documents juridiques qui ont le moins de chance de survivre et qui, lorsqu'ils existent, sont les plus difficiles à interpréter.
Ainsi l'histoire du droit commercial est inconnue ou méconnue. A peine s'aperçoit-on que celte branche historique embrasse au moins une bonne moitié de l'histoire du droit privé. Je voudrais montrer ici comment on doit la concevoir, puis établir le bilan des recherches d'ensemble ou de détail quilui ont été consacrées.
1. Voy. mon article Mercalura (partie grecque) Uaus le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio.
63 REVUES GÉNÉRALES
I
La question primordiale est de définir le droit commercial et de marquer en quoi il se différencie du reste du droit. Celte question suppose résolue une question préliminaire : Qu'est-ce que le commerce?
On est surpris de constater combien peu cette question a pré- occupé jusqu'à présent les historiens. Les incertitudes de leurs œuvres font assez paraître le flottement de leur pensée sur celte notion fondamentale. Et l'on voit écrire des études, souvent consi- dérables, d'histoire économique, où sont mises pêle-môle dans le môme sac l'histoire de l'agriculture et celle de l'industrie avec celle du commerce '.
Cependant on peut serrer d'assez près les fondements de la notion du commerce si on l'étudié historiquement, et si l'on cherche à rétablir dans leur succession chronologique les étapes de l'évolution par laquelle cette notion a passé pour se constituer sous sa forme actuelle. Pareille étude n'est pas entièrement neuve. Elle a été en partie réalisée par les économistes de l'école historique allemande, depuis List et Roscher jusqu'à Bûcher et Sombart*. Mais ceux-ci n'ont mis en relief que l'aspect économique de la question. Les
1. Je pourrais prendre comme exemples à'peu près toutes les Histoires du commerce. Pour n'indiquer que des œuvres à d'autres égards excellentes, je citerai l'étude de M. Guiraud sur La main-d'œuvre industrielle dans l'ancienne Grèce et le livre rao&tt de M. G. Yver sur Le commerce et les marchands <lans l'Italie méridionale au XIII' et au XIV° siècle (Paris, 1903). C'est le défaut de définitions précises du commerce et de l'industrie qui rend inextricable et sans issue possible le débat institué entre histo- riens sur la question de savoir si l'antiquité gréco-romaine a eu vraiment un commerce, une industrie, etc. Voy. notamment Meyer, Die irirthschaftliche Entwickelung des Allerthums (Iéna, 189;i). M. Francotte, L'industrie dans la Grèce ancienne (Bruxelles, 1900-1901) est peut-être le seul auteur qui ait cherché à échapper à la critique ri- dessus.
2. 11 existe une littérature économique très abondante sur ce sujet, surtout en Alle- magne. On se bornera à citer ici les livres les plus caractéristiques ou les plus récente : Roscher, Nationalùkonomik des llandels ùnà Gewerbefleisses (System der Yolks- ■WirfhsçhqYt, t. 111, 1881); Schafllo, Dus iiesellscliaflliche System der menscldtehen Wirlhschaft, 3° éd., 18"i:i ; Wagner, Allgemeine oder theoretisclie Volkswirlhsc/tn/ls- lehre, I, 2° éd., 1879 ; Colin, System der Nationalohonomw -, III, Nationalokonomie des llandels und Verkehrswesens, 1898): Bûcher, Die Entslehung der Volksirirllt- schaft, 3° éd., 1900 (trad. française sous le titre Eludes d'histoire et d'économie jioli- lique, 1901) ; Dochow, Vntersuchung liber die Stellung îles Bandels in der IW/,\- ifirtlischafl, 1900 ; Ehrenberg, Der Handel, seine uHrinscftafllicke Dedeulung, 1900 ; Sombart, Die Entwickelung des Kapitalismw, 1902; Sclnnoller, Grundriss der allge- meinen Volksieirlhscha/'lslelire, I, 1900, etc.
■ DROIT COMMERCIAL fli
résultats qu'ils onl dégagés ne prennent toute leur portée que si son aspect juridique n'est piâ riëglig& On comblera cette lacune avec l'aide des quelques travaux juridiques ou sociologiques qui ont touché à l'évolution générale du droit commercial. Les travaux juridiques de ce genre sont rares; il faut pourtant mettre hors de pair ceux de M. Thaller'. Parmi les travaux sociologiques, on utilisera surtout, mais après une adaptation préalable nécessaire8, les observations pénétrantes présentées par M. Durkheim dans sa magistrale Division du travail social 3.
II
On n'ignore point que M. Durkheim, étudiant les rapports de la solidarité sociale avec la division du travail, a pu distinguer et opposer à ce point de vue deux types de groupements sociaux :
1° D'une part les groupes élémentaires dans lesquels la cohésion est due à la similitude des consciences individuelles. Cette solîaartïë mécanique, due aux ressemblances, règne soit dans le groupe simple et homogène appelé lande, soit dans les groupes complexes
1. Thaller. Dr la plaça du commerce dans l'histoire générale et du droit com- nsemble de» sciences (Extrait <l<-s Aima/es de droit commercial, 1892 ; Traité élémentaire de droit commercial, il ni., 1900. Voyei .nis^i l'ouvrage classique de Goldscuinidl, Universalgeschichte de» llandelsrechU (t. I de la 3*,6dit. de son Handbuch des llandelsrechU, 1891), et l'article du même auteur dans Revue de droit international et de législation comparée, II, p. 359 et lui». Lyon-Cacn et Renault, Traité de droit commercial, 3* éd., l, 1898; Cohn, Dm' rcchlsuissenscluifl- âge, 1888; Pardessus, Discours sur l'origine et les progrès de la légis- lation et de la jurisprudence commerciales, IS2U: l.astiir. Ëntwicklungswege und Quèllen îles Uandtlsrechts, 1811 ; Hassé, l.e droit commercial dans ses rapports ■ droit des yens et le droit ciiil, ij* éd., lS"i. etc.
_'. On trouvera peut-être (pie les résultats de la présente esquisse sont asiei différent! \ qu'indique parfois M. Durkheim. Pour n'eu donner qu'un exemple, cet auteur considère p. 31 : p. '-'i le droit civil et le droit commercial comme également rrsti- luli/s. alors que nous considérons le premier comme répressif, et le second seulement comme restitua f. Ces divergence» tiennent d'abord h ce que M. Durkheim a envisagé surtout le droit dans sa forme actuelle, et non dans les premières phases de sou déve- loppemcnt historique : elles tiennent aussi à certains désaccords dans l'emploi technique des notions et de la terminologie Juridiques, désaccords que le lecteur reconnaîtra aisé- ment sans qu'il soit utile d'j insister chaque l'ois. Il nous parait d'ailleurs que l'étude de l> rolution du droit commercial, telle que nous la concevons, loin d'affaiblir la thèse de M Durkheim, contribue singulièrement à l'affermir.
3. •-'• •'■«lit., 1902. Les autres études de sociologie relatives au commerce et au droit commercial manquent de solidité. Il tant pourtant en excepter les Principes de socio- logie d'Herbert Spei r traduction française par Catelles . L'ouvrage de Létourneau,
ilution du commerce dans les diverses races humaines (18'J"Jj manque de cri- tique dans la documentation, et de prudence dans la généralisation.
64 REVUES GÉNÉRALES .
formés par la juxtaposition do segments [hordes ou clans) sem- blables les uns aux autres [Sociétés de type segitie/t/airc) '.
2* D'autre part, les sociétés organisées, dans lesquelles la cohésion (solidarité organique) est due à l'interdépendance nécessaire qui unit les organes spécialisés par la division du travail. Le type segmentaire est chronologiquement antérieur au type organisé.
Comment les groupes primitifs de type segmentaire peuvent-ils pourvoir à leurs besoins économiques? La logique et l'observation s'accordent pour établir que c'est par les moyensqui ne comportent qu'une division du travail nulle ou très faible. S'il en était autrement, la spécialisation engendrerait rapidement des formes nouvelles de solidarité, et le type segmentaire s'effacerait devant le type organisé. Les moyens de vivre sont donc nécessairement les plus rudimen- taires; ils reposent sur l'utilisation directe des produits naturels {Economie naturelle, Natura/tvirlhschaft). Ce sont d'abord la cueillette et l'extraction des produits naturels, la pèche et la chasse ; puis l'élevage nomade des troupeaux ; enfin l'agriculture et l'élevage agricole. Celte dernière forme économique comporte sans doute le maximum de division du travail compatible avec une société nettement segmentaire.
Les membres du groupe peuvent donc se suffire à eux-mêmes par leur seule activité très faiblement spécialisée. Le groupe acquiert par ses propres forces tout ce dont il a besoin : nourriture, vêtement, habitation. Il n'a rien à demander aux groupes étrangers que séparent de lui leurs dissemblances. On exprime ce caractère économique du groupe en disant qu'il forme une communauté économique autonome. C'est le système dit de Yéconomic domes- tique (Hanswirthschaft).
Il ne suffit pas d'exprimer le principe économique, il faut exprimer aussi le principe juridique du système. Les groupes étrangers n'ayant pas besoin les uns des autres ne sont pas liés parla solidarité organique; étant dissemblables, ils ne sont pas liés non plus par la solidarité mécanique. Cette absence de tout lien possible de solidarité fait d'eux des ennemis. Il n'y a entre eux ni religion ni paix communes. Les hommes primitifs ne recon- naissent de droits qu'aux membres de leur groupe. Les étrangers sont hors le droit. Tuer un membre d'un autre groupe, s'emparer
1. Durkheim, p. 149 et suiv.
DROIT COMMERCIAL 65
de lui ou de ce qu'il possède n'est pas un l'ait illicite, c'est un exploit1.
Les hommes de groupes différents ne peuvent entrer en contact les uns avec les autres à raison de cette absence réciproque de droits. L'isolement, au point de vue juridique, des sociétés seg- mentaires primitives s'exprime dans le nom qu'on donne au système économique qui les caractérise (Economie domestique fermée : gescklossene Hausivirthschaft). Un pareil système, exclusif de tout échange de services, peut être constaté dans un assez grand nombre de sociétés primitives. Il y a donc, quoi qu'on ait dit, des milieux qui ignorent complètement ce qu'est le commerce*.
Dans ces milieux il n'existe aucun droit commercial. Le droit est purement national, puisqu'il est propre aux membres de chaque groupe, et ne s'étend point à d'autres. C'est un droit civil, au sens étymologique du mot. Il est nécessairement aussi reli- gieux. La conscience collective lui assigne des origines transcen- dantes, et le répute généralement révélé par la divinité. Dire qu'il est religieux revient à dire, sous une autre l'orme, qu'il est social3. Il s'impose à tous impérativement, puisqu'il n'est que l'expression de croyances communes chez des individus semblables. Toute ma- nifestation de volonté individuelle est un fait anormal. Les droits (notamment le droit de propriété) ne se présentent donc pas sous forme de droits individuels, mais de droits collectifs (communauté agraire, puis copropriété familiale). Quiconque porte atteinte à l'ordre préexistant des croyances communes rompt ainsi la soli- darité mécanique; il commet un acte perturbateur, contre lequel la collectivité réagit en le réprimant, c'est-à-dire en infligeant une souffrance à son auteur. Le droit religieux et civil des sociétés segmentaires dégage les notions du péché et du délit, qui ne sont originairement qu'une seule et même notion. Ce droit est exclusi- vement répressif; il n'est pas restilutif, c'est-à-dire qu'il ne fournit pas de moyens à la volonté individuelle pour obtenir certains
1. Kulisclier, Der Handel auf primitiven Kullurstufen (Zeitsclir. ftir Vblkerpsy- ehologie, X, 1878), p. 318-389 ; Koehne, Markt- Kaufmanim- und llandelsrecht in primitiven Kulturverhàllnùsen (Zeilschr. fiir vergleichende Heehtsicissenschaft, XI . p. 196 et ». ; Sclirader, Linguislixch-hislorische Unlersuchungen zur llandeh- geschichte und W'aarenkunde. I, 1886 ; Post, Aufgrtben einer allgemeinen Rec/its- wissenschaft, p. 38 ; Afrikanische Juri.tpruden;, p. 116.
2. Kulischcr, p. 319 ; Waitz, Anthropologie der Saturvolker, II, p. 101.
3. Diirkliiini. p. 142 et -un.
/(. S. //, — T. VII, *• 19. 5
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résultais acceptés et sanctionnés par la collectivité '. L'idée d'un droit civil reslitutif serait en elle-même contradictoire, puisque, nous l'avons dit, toute manifestation de volonté individuelle est par elle-même anormale, constitue une atteinte à la solidarité mécanique, et même un délit.
Cependant il arrive, lorsque les premiers symptômes de diffé- renciation sociale apparaissent, que des individus veuillent inté- resser à leurs entreprises individuelles la conscience collective, et, par suite, leur assurer la garantie religieuse et sociale. Ils n'y par- viennent pas directement, mais seulement s'ils déguisent leurs actes sous des rites religieux {formes : solennités, paroles, gestes, etc.) dont la transgression entraînerait une répression. Ce sont ces rites seuls, et non la volonté individuelle, qui deviennent sources de droit et appellent les sanctions*. Le droit civil des sociétés segmentaires est nécessairement formaliste.
III
Comment les sociétés passent-elles de l'économie domestique fermée à l'économie commerciale, et comment, par suite, le droit commercial naît-il à côté du droit civil?
Cela se réalise par l'effet de causes complexes, variables avec les lieux et les temps, mais dont la plus générale semble être l'aug- mentation du volume des sociétés primitives sur un espace qui n'»st pas illimité3. De là la nécessité, pour faire vivre, sur un espace invariable, un nombre d'hommes de plus en plus grand, de
4. Ceci aurait sans doute besoiu d'être développé. Car on se méprend trop souveut Bur la sanction des contrats formalistes du droit civil primitif. On croit parfois a une sanction restitutive, et l'on parle communément de voies d'exécution. C'est que l'on connaît imparfaitement les contrats formalistes des sociétés seinmMitaires, et que, lors- qu'on parle de contrats formalistes, ou se réfère implicitement aux contrats formalistes des sociétés déjà avancées dans la voie de l'organisation, dans lesquelles les formes segmentaires s'effacent : ainsi les contrats formels du très ancien droit romain paraissent déjà pourvus de sauctions reipersécutoires. — Mais on remarquera que les prétendues volas d'exécution des droits primitifs portent régulièrement sur la personne physique du débiteur, et ont pour but de lui infliger une souffrance (mise a inorl, mutilation, captivité) ; ce ne sont donc, eu réalité, que des peines, oui n'ont point pour objet, au moins directement, d'assurer l'exécution d'une couveution, mais seulement de réprimer la violation des rites employés par les parties.
2. Thaller, Place du commerce, p. 39-40.
3. Durklieim, p. 237 et suiv.
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reeourlr à des moyens économiques plus perfectionnas nécessilant une division du travail plus avancée. Il arrive un temps où, pour satisfaire à ces besoins croissants, la division du travail et l'é- change réciproque de services doivent tendre à s'établir entre des hommes appartenant à des groupes segmentaires différents et jusque-là isolés. Des échanges suivis supposent nécessairement une spécialisation entre les coéchangistes : l'échange serait inutile si les coéchangistes produisaient la même chose '.
La possibilité d'échanges se heurte à l'obstacle déjà sigualé : l'hostilité entre hommes appartenant à des groupes différents *. Pour que l'obstacle soit levé, il faut que les hostilités soient sus- pendues et qu'une convention expresse ou tacite de paix établisse entre les coéchangistes certains liens de droit. Les premières con- ventions de paix sont étroites et fragiles. Les plus rudimentaires de ces trêves apparaissent dans le système du commerce muet ou par dépôts, dont l'existence nous est attestée dans les pays et les temps les plus divers. On sait ce dont il s'agit. Celui qui veut troquer sa marchandise contre une autre la dépose dans un en- droit déterminé (ordinairement dans un lieu désert); puis il se retire. Un étranger s'approche, examine l'objet offert, met à côté ce qu'il propose en échange et se relire à son tour. Le premier acteur rentre alors en scène ; s'il est satisfait du troc, il prend ce
! . Nous nous séparons ici, — plus en apparence qu'en réalité — de M. Ourklieim, pour qui la division du travail ne se produit qu'au sein de sociétés constituées. « Si Cependant dans certains cas. dit-il (p. 2G6), des peuples qui ne tiennent ensemble par aucun lien, qui mémo parfois se regardent comme ennemis, échangent entre eux des produits d'utie maniera plus ou moins régulière, il faut ne voir dans ces faits que de ■impies rapport l de mutualisme qui n'ont rien de commun avec la division du travail. i; ir, parce que deux organismes différents se trouvent avoir des propriétés qui s'ajustent utilement, il ne s'ensuit pas qu'il y ait entre eux un partage de fonctious. » — Mais il n'est pas possible de considérer uu fait en lui-même identique, l'échange, comme se rattachant tantôt au mutualisme et tantôt à la division du travail (cf. Uurkheim, p. 'Ji). De plus, comme nous l'indiquons plus loin, l'échange ne se conçoit même pas entre peuples entièrement cunemis. Il ne peut s'effectuer qu'à la faveur d'une trêve, c'est-à- dire d'une solidarité temporaire et restreinte. L'ensemble des groupes qu'unissent de Semblables relations d'échange constitue en réalité une société temporaire et limitée
dans son étendue de mè par exemple que l'ensemble des nations civilisées, tant que
la paix est maintenue, forme une société limitée, comme le remarque quelque part M. Durkheim . On aurait aimé voir M. Uurkheim donner place, dans sou beau livre, à ci- lype social, précurseur du type organisé permanent
1. Dtttn ''S travaux cités Si-dessus p. 208, U. I . ou consultera Thaller, l'iace du commerce, p. 4'J et suiv. : l.rlimanii. kau/friede unit Friedenschild {Hermanislische Ab/utndlungen :um I.XX Gtburtttag Konrad von Maurer's, 1 81*3 . p. ST-O.'j ; lluvclin, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, 1897, chapitre xiv [La paix des foire* ; lluvclin, ». Mercaluia [partie grecque; dans le Dictionnaire de Darembcig et Sairliu.
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qu'on lui offre cl laisse ce qu'il avait apporté ; sinon il laisse ce qu'on lui offre et retire ce qu'il avait apporté. Par de semblables allées et venues, plus ou moins répétées, les transactions s'accom- plissent sans que jamais les parties se trouvent face à face. Ce système suppose une trêve tacitement conclue à l'égard des objets d'échange, pour lesquels chaque partie est obligée de s'en rap- porter à la foi de l'autre. Mais cette trêve est très étroite, puis- qu'elle ne s'étend môme pas aux personnes des intéressés.
On comprend que le commerce muet se prèle mal à des transac- tions suivies et nombreuses. Aussi renconlre-t-on des trêves plus larges qui permettent aux coéchangistes de se rencontrer sans craindre pour leur sûreté personnelle. Il existe des signes et des symboles par lesquels les étrangers peuvent se témoigner leurs intentions.de paix. Le plus général peut-être des symboles de paix consiste à élever à bout de bras une brandie d'arbre garnie de ses rameaux et de ses feuilles vertes. Cette manifestation implique l'intention de renoncer à toute pensée hostile, sans doute par une opposition naturelle avec l'acte consistant à brandir une branche émondée : car la branche émondée est une massue, un épieu, un bâton, donc une arme. Un autre signe non équivoque d'intentions paisibles, résulte du fait de déposer les armes offensives ou défen- sives qu'on portait. Ces premières trêves sont fort irrégulières et fort précaires.
Elles se régularisent avec l'institution de certains rendez-vous périodiques, placés sous la sauvegarde d'une trêve, qu'on nomme marchés. Ces rendez-vous présentent de l'importance, tant au point de vue économique qu'au point de vue juridique •.
\° Au point de vue économique, le système des marchés re- médie au double obstacle matériel qui entrave la distribution des richesses : je veux dire l'espace et le temps. (Distances ; obstacles naturels; insuffisance des voies et instruments de circulation.) Il convient de réduire les dislances à parcourir pour se procurer les marchandises, de perfectionner et d'améliorer les voies et instru- ments de circulation. On y parvient en faisant converger toutes les marchandises vers un centre commun. Les transports peuvent
1. Goldsebmidt, Universalç/eschiclile des Handelsrechls, p. 23 et suiv.; Kochne, Markt- Kaufmanns- und Handelsrecht in primiliven Kulturverhaltnissen, loc. cit. ; Huvelin, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, Introduction et cha- pitre i.
DROIT COMMERCIAL 69
ainsi s'opérer collectivement, en convois armés (caravanes); les routes du trafic peuvent s'établir. Si les marchandises devaient aller directement du producteur au consommateur, il faudrait tracer pour cela un réseau très complexe de distribution ; mais du moment que les échanges sont concentrés en certains points, on pourra se contenter de réseaux simples rayonnant autour de ces points, et se ramifiant seulement à la périphérie. Les marchés se localisent naturellement vers les limites des territoires des groupes intéressés, c'est-ù-dire en des points intermédiaires des roules du transit. Chacun des visiteurs du marché ne fait donc qu'une partie du chemin. Le marché réunit en un seul lieu tout le stock des marchandises à échanger, et ce groupement a d'im- portantes conséquences. Les marchandises rapprochées peuvent être comparées ; on peut apprécier la proportion des offres et des demandes, établir des cours, débattre la valeur marchande des objets offerts.
De là à choisir comme unités de mesure de cette valeur et comme intermédiaires d'échange certaines marchandises, il n'y a qu'un pas. Le commerce de troc rétrograde devant le commerce d'achat et de vente. C'est dans le marché que la monnaie fait son apparition et que Y économie-argent [Geldwirthschaft] commence à éclipser l'ancienne économie naturelle. A ce premier instrument de circulation qu'est la monnaie s'en joint un autre, le crédit. 11 facilite la circulation parce qu'il permet d'échanger, non plus seulement une richesse présente contre une richesse présente, mais encore une richesse présente contre une richesse future. h' économie -crédit est le corollaire habituel de {'économie -ar- gent. Le marché constitue un cercle économique de circulation intense et s'oppose par là aux sphères économiques situées hors de lui.
11 convient aussi d'écarter l'obstacle du temps. L'économie do-« mestique fermée suffisant encore, par hypothèse, à une grande partie des besoins, il ne saurait être question d'échanges perma- nents. Le commerêc ne doit pas détourner les hommes de ce qui est encore la principale source de leur économie. L;s marchés seront donc temporaires, et se tiendront à de certains intervalle; . Mais il faut aussi que les hommes puissent compter sur leur retour régulier à intervalles fixes. Ils seront donc périodiques. La période est d'autant plus espacée que les besoins d'échanges sont
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plus exceptionnels : on a, par exemple, des marchés tous les cinq ans, tous les deux ans, tous les ans, tous les six mois. Mais elle se rapproche à mesure que les hesoins et les hahitudes d'échanges se développent. Le rythme de distribution économique s'accélère. Ou a des marchés tous les mois, toutes les quinzaines, toutes les semaines, tous les jours même.
2° Au point de vue juridique, l'institution du marché remédie à l'obstacle qu'oppose aux relations humaines l'boslililé des groupes segmentaires différents. Le marebé est un lieu de paix, mais de paix temporaire et limitée.
A. Temporaire. Dès que le marché s'ouvre, l'état d'hostilité cesse ; il ne reprend que lorsque le marché se ferme. Il y a, entre les clients d'un môme marché, des ondes également espacées de solidarité. Lorsque le rythme de la périodicité s'accélère, les ondes se rapprochent dans le temps ; la solidarité tend à devenir permanente.
B. Limitée. La paix est limitée dans l'espace ; elle ne protège que la place du marché. Mais, avec le temps, elle rayonne autour de cette place. Elle s'étend à toutes les roules qui y conduisent {Sauf-conduit ou Conduit des foires)1. — La paix est limitée quant aux hostilités auxquelles elle s'applique. Une trêve entre étrangers est, dans des sociétés segmentaires, quelque chose d'anormal, d'exceptionnel. Les conditions en sont donc étroite- ment définies par l'accord qui l'établit. La paix garantit d'abord la sécurité matérielle des personnes et des biens des clients du marché. Puis, s'élargissant, elle en vient à garantir la fermeté des transactions, et particulièrement l'exécution exacte des engage- ments. Elle ne s'étend pas plus loin. Notamment les hommes qui fréquentent le marché ne renoncent point aux avantages écono- miques qu'ils peuvent posséder. La paix du marché ne fournil point de garantie au plus faible lorsque l'équilibre des besoins et des disponibilités est rompu ; elle ne réagit point contre les excès de la libre concurrence et de la spéculation, c'est-à-dire de la lutte économique. Les transactions du marebé demeurent par là des transactions entre ennemis.
1. Goldschmidt, Universalgeschichte, p. 118; Huvelin, Droit des marchés et des foires, ch. xui Conduit des foires).
DROIT COMMERCIAL 71
IV
La paix du marché, nous venons de le voir, est temporaire. Ii arrive qu'un groupe assure à un étranger une paix plus durable, par le système de Y hospitalité1. L'accueil d'un étranger à titre d'hôte le rend solidaire de ceux qui l'accueillent. Comment expliquer ce lien de solidarité? Les formes symboliques par les- quelles l'hospitalité est accordée et acceptée semblent indiquer que l'étranger est véritablement assimilé à ceux qui l'accueillent. Par exemple on pratique avec lui l'échange des sangs', ou bien on le reçoit au foyer commun, dans le culte commun, à la com- munion du repas familial * ; en un mot, on réalise artificielle- ment entre lui et ses hôtes les similitudes grâce auxquelles un lien religieux et social pourra les unir. C'est pourquoi la paix que crée l'hospitalité est durable. Les hôtes ont des signes pour se reconnaître, même après de longues séparations (Tessèies d'hospitalité).
L'hospitalité affecte des formes plus ou moins compréhensives. Parfois elle unit deux étrangers pris isolément (hospitalité privée). L'hôte répond de son hôte vis-à-vis de ses nationaux; il lui sert d'intermédiaire et d'appui (interprète, commissionnaire, courtier, cojureur, caution, avocat, etc.) dans ses affaires; en un mot, il lui communique son droit. Parfois l'hospitalité unit un étranger isolé à un groupe (proxénies grecques; système des consuls hospites au moyen Age): parfois enfin elle unit deux groupes entiers (hospita- lité publique). Cesdeux dernières formes d'hospitalité apparaissent beaucoup plus tardivement que la première.
1. Goldsclimidt, l'niversali/esc/iic/tle, p. 33 et suiv. ; fliering, dans Deutsche Itmiil- tc/iiiu, juin 1887, p. 351 et suiv.
2. Le» sani's échangés font naître Im solidarité religieuse parce que ce sont les san?s «les totems îles <Jeu\ In'itcs. Les formel sont à peu près les mêmes que celles qui servent à réaliser nue parenté artificielle.
S. Ou pourrait grouper ici un grand nnmlirv de faits connus : pain et sel offerts à l'Ii'Ur Hranger; calumet de paix des sauvages; libation propitiatoire accompagnant lis contrats (iirovîai grecques, sponsio romaine, fin du marché au innjen âge, etc.) ; banquets caractéristiques des confréries commerçantes (tliiases, orgéons grecs ; corpo- rations romaines, gliildes germaniques, etc.).
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Le système d'échanges entre étrangers dont on vient d'esquisser le mécanisme porte le nom de système économique commercial {Randelswirthschaft). Son caractère essentiel est que chaque groupe, au lieu de vivre isolé des autres, est lié avec eux par des échanges réciproques. Il peut être dès lors question d'un droit commercial, par opposition au droit civil de chaque société seg- mentaire. Le droit commercial est l'ensemble des conditions de la convention de paix (trêve des marchés ou hospitalité) grâce à la- quelle les échanges peuvent s'effectuer. Le droit du marché (Markt- recht) et le droit de l'hospitalité [Gastrecht) sont les deux premières sources du droit commercial.
Ce qui précède nous permet de dégager les caractères essen- tiels du droit commercial primitif. C'est un droit international, puisqu'il n'est pas propre aux membres d'un seul groupe, mais régit les rapports des ressortissants de groupes différents. C'est un droit laïque. Sans doute, lorsque le contact entre groupes étrangers s'est régularisé, et a déterminé, sur les points où il se réalise, des croyances communes, ces croyances prendront une forme religieuse ; il y aura des dieux in ternationaux du com- merce ou de la foi due aux conventions : le marché deviendra un lieu religieux. Mais ce n'est point là un phénomène originaire. Le droit du commerce est laïque parce qu'il ne repose pas primitive- ment sur des croyances communes. Il repose sur la volonté indivi- duelle des contractants. Le droit commercial est individualiste* ; il dégage la notion des droits individuels, et notamment du droit in- dividuel de propriété 2. La trêve qui rend les transactions possibles ou, pour mieux dire, qui crée le droit de ces transactions, résulte d'un accord exprès ou tacite de volontés. Le droit commercial est conventionnel ; il repose sur la convention 3, c'est-à-dire sur l'ac-
1. Tlialler, Place du commerce, p.. 16.
2. Cette proposition sera peu discutée pour la propriété individuelle des meubles ; elle le sera davantage pour celle des immeubles. On peut cependant démontrer que la propriété individuelle du sol n'apparaît que dans des civilisations commerciales, comme une première manifestation de cette tendance à la mobilisation des richesses immobiles qui sera relevée plus loin.
3. Nous ne disuns pas le confrut. pour ne pas créer d'équivoque, ce mot étant fré-
DROIT COMMERCIAL 73
cord des volontés individuelles. Mais d'où provient la force obli- gatoire attachée à la convention? Ou, ce qui revient au même, comment est sanctionnée la convention?
Il ne peut être question d'une répression exercée au sein d'un groupe contre le membre de ce groupe qui a manqué de parole à un étranger. L'étranger n'avait aucun droit dans le groupe et n'a pu être victime d'un délit. Il peut être question seulement d'une vengeance exercée par l'étranger et par son groupe contre son cocontraclant infidèle et les siens. On revient, somme toute, à l'hos- tilité dont on s'était temporairement départi, et il semblerait qu'il n'y eût pas là une sanction véritable, si l'on ne réfléchissait que les échanges constituent, pour les groupes dont il s'agit, une nécessité pressante; la reprise des hostilités se heurte aux liens de plus en plus forts de la solidarité organique. Les vengeances exercées contre un groupe risquent d'atteindre les sources de sa vie économique. C'est en ce sens que la contrainte qui en résulte est efficace. Cer- taines formes de vengeance, particulièrement usitées, portent le nom de représailles. Les représailles constituent la sanction du droit commercial primitif. La crainte des représailles assure l'exé- cution des conventions; car, dans chaque groupe, pour éviter les représailles, on exerce une contrainte surle contractant récalcitrant pour l'obliger à s'exécuter. Le droit commercial est essentiellement restitutif, et non répressif.
Enfln il résulte de ce qui précède que la volonté, source du droit commercial, peut s'exprimer en des formes quelconques. Elle ne requiert ni paroles, ni gestes, ni cérémonial solennels. Il arrive qu'elle se manifeste dans la pratique sous certaines formes exté- rieures définies; mais ces formes ne sont pas nécessaires pour faire naître le droit Le droit commercial n'est pas formaliste.
Ainsi le droit civil et le droit commercial s'opposent nettement parleurs origines. L'un dérive de la solidarité mécanique, il est national, collectif, religieux, formaliste, répressif; il exclut la con- currence et la spéculation. L'autre dérive de la solidarité orga- nique; il est international, individualiste, laïque, non formaliste, restitutif; il repose sur l'idée de lutte économique et de libre concurrence.
qurmmenl appliqua aussi aux rilrs formalistes du droit ci \ il qui servent à faire naître eu obligation!.
1. Thaller, l'iace du commerce, p. 51.
71 REVUES GÉNÉRALES
VI
L'opposilion ainsi présentée du droit commercial et du droit civil paraît quelque peu schématique, surtout pour qui considère ces deux droits sous leur aspect actuel. C'est que, dans les civilisa- tions modernes, cette opposition s'est atténuée. Les deux droits se sont pénétrés, juxtaposés, transformés. Celte action réciproque est une conséquence nécessaire de l'effacement du type social segmen- taire et des progrès du type organisé.
C'est sur le terrain du marché que l'organisation se dessine d'abord. Il se crée dans le marché des organes spécialisés com- muns. Il faut garantir la sécurité du rendez-vous commercial contre les attaques du dehors : le marché se fortifie, se double d'une cita- delle et d'une organisation militaire commune. Il faut assurer la tranquillité du marché au dedans, et régler promptement les litiges qui y peuvent naître : une juridiction et une police spéciales veil- lent au maintien de la paix. Il faut délibérer sur les intérêts com- muns : des assemblées (politiques, législatives) y pourvoient. Le marché est devenu un lieu religieux : il lui faut son culte et ses prêtres. Les organes militaire, judiciaire, politique, religieux, sont institués tantôt par l'ensemble des groupes qui fréquenlent le marché, tantôt par un ou par quelques-uns d'entre eux qui y oc- cupent une situation prépondérante*.
Ce système de communauté de marché (Marklgenossenschaft) doit nécessairement se transformer et aboutir ù une fusion plus ou moins complète des groupes qui fréquentent le marché. Le marché pourvu d'organes communs constitue le centre de cristallisation d'une société nouvelle basée, non plus sur les similitudes, mais sur les différences, et sur la division du travail. Autour du marché s'établissent des marchands, des artisans, etc. La paix (le droit) du marché s'étend à eux d'une manière permanente, et l'on a une ville. La ville est un marché dont les établissements sont devenus fixes et dont la paix est devenue permanente. L'agglomération de forme urbaine est caractéristique d'une civilisation commerciale. Le marché de la ville {agora, forum, etc.) demeure pendant long-
1. Hanoteau et Letourneux, La Kabi/lie et les coutumes kabyles. H, p. 78.
DBOIT COMMERCIAL 73
temps le centre de la vie commune : à des intervalles réguliers y ont Hou les revues militaires, les assemblées politiques, judiciaires, législatives, les fêtes religieuses de la communauté. La ville est soumise à un droit particulier : c'est le droit commercial primitif, le droit du marché, qui devient tè droit municipal ' . Le plat pays, au contraire, dans lequel les divisions des différents groupes ne sont pas effacées, reste soumis aux divers droits civils des groupes qui se le partagent. Par exemple, tandis que la propriété foncière est déjà, à la ville, une propriété individuelle, elle est encore une propriété collective dans le plat pays J. La forme de société qui se caractérise par une organisation permanente concentrée dans une ville, coexistant avec la segmentation daus le plat pays, porte le nom de communauté territorial); (Terrilorialf/enossenschaft).
Mais la segmentation s'efface peu à peu. Les religions et les droits particularistes des divers groupes perdent du terrain. L'organisation gagne le plat pays. L'effacement de la segmentation amène le ratta- chement immédiat à la société de l'individu (qui jusque-là n'y était relié que par l'intermédiaire de son groupe) et la disparition du caractère en quelque sorte contractuel de la solidarité organique. Celle-ci se resserre de plus en plus étroitement, s'impose de plus en plus Impérieusement. La similitude des situations des individus à l'égard de la contrainte que cette solidarité leur impose s'exprime dans une croyance commune qui a, par suite, un caractère en quelque sorte religieux. C'est la croyance à une chose publique, c'est-à-dire A un intérêt social supérieur à l'intérêt individuel. La chose publique impose des ohligations à tous les membres de la société, et elle est sauvegardée à cet effet par une force coercilive organisée qu'on nomme puissance publique. Ainsi l'organisation de communauté territoriale se transforme en organisation sociale ou étatique (Sozia/e Orr/anisation).
En même temps, le système économique progresse de l'économie
I. Sur l'origine des formation! urbaines ri leurs rapports avee l'institution du mar- abé, mi consultera, par exemple, pour lei sviiu-ismes grées, les travaux de Curtius ■péeialemcnl l'article 7.nr Getchichle der griechischen Stadlmârlçte, daus ArchSo- togûche Zeilung, VI, 1848, p. 19J el ml». : — pour les villes du moyen âge : Sohm, Die Entalehung îles iteutxchen StOdtewesent, I S". » I ; Huvelin, Droit îles marches el îles foire», 'li. vin Les formalisai municipale! . Cf. Pirenne, L'origine îles constitu- tion» urbaine», dam Hevue Historique, 18'.U; Villes el marches, ibiil., I8!)8.
•_'. Cf. à Rome le contraste qui existe entre les terrei gtintllices, commune! entre toute» les familles de l.i yen», bl lea heredia urbains, qui appartiennent individuelle- ment i chaque ehef de famille.
76 REVUES GÉNÉRALES
urbaine {Stadtwirthschaft) à Y économie nationale (National- icirthschaft). Le commerce est devenu un instrument interne de vie économique pour la nation.
Il demeure d'ailleurs en même temps pour elle un instrument externe de vie économique. Les sociétés organisées ne peuvent pas vivre dans l'isolement, quand leur volume s'accroît. De môme que les groupes segmentaires ont dû nouer des relations entre eux, les sociétés organisées ont dû entrer en contact les unes avec les autres ou avec des sociétés moins avancées qu'elles ont subjuguées écono- miquement ou politiquement (système des comptoirs ou des colo- nies)1. De nouveaux cercles de commerce international se sont superposés au cercle du commerce national; Y économie interna- tionale a rayonné au-dessus de l'économie nationale. Ces formes extensives des relations économiques ont amené la création de marchés internationaux nouveaux et la conclusion, expresse ou tacite, par les sociétés organisées, jusque-là isolées, de conven- tions de paix (conventions ou traités d'hospitalité publique). Ces conventions sont même devenues assez fréquentes pour qu'elles soient sous-entendues dans les rapports ordinaires des socié- tés civilisées. La paix est leur état normal. Elles peuvent cependant dénoncer encore le pacte de paix et revenir volon- tairement à l'état de guerre. Mais le fait que la paix est considérée comme la règle, la guerre comme l'exception, suffit à établir l'existence d'une solidarité organique grandissante entre ces sociétés. Les conventions actuelles de paix n'ont guère pour but que de rétablir une paix qui a existé et qui a été rompue, ou de modifier les conditions d'une paix préexistante (traités, — spéciale- ment traités de commerce)8. Le terme de cette évolution est l'ap- parition d'un commerce mondial et d'une économie commerciale mondiale. La solidarité organique s'étend de proche en proche. On peut prévoir qu'une époque viendra, quelque éloignée qu'elle puisse être, où la paix encore temporaire qui unit les nations deviendra permanente, et où l'accession à celte paix cessera d'être volontaire, pour s'imposer au nom d'un intérêt commun supérieur. On s'acheminera vers une organisation sociale mondiale.
1. Ce système qui, pour M. Tlialler [Place du commerce, p. 48 et suiv.), représenterait
le système primitif, nous parait nécessairement assez récent, car il suppose une société au moins (celle qui porte le commerce au dehors) parvenue à un plein essor commercial.
2. Leur principal objet est, à l'origine, d'écarter les représailles ou de les limiter, en leur substituant des procédures moins brutales d'exécuiion et de contrainte. Arias, I tmltati commerciali délia reppublica florentins, I, 1901.
DROIT COMMERCIAL 77
VII
A cette évolution économique et sociale correspond une trans- formation profonde du droit commercial et du droit civil.
Si l'on examine leurs rapports respectifs, au sein d'une société organisée, on constate qu'il n'y a plus entre eux de séparation arrêtée, puisqu'ils ne se meuvent plus dans des sphères distinctes. On peut donc voir, selon les besoins de la pratique, les institutions empruntées aux deux droits se combiner sur le même terrain, con- courir ou s'exclure. En général celles du droit commercial l'em- portent parce qu'elles correspondent à une division du travail plus accentuée : elles triomphent précisément dans les matières où le progrès de la division du travail est en jeu. Ainsi dans le droit de propriété, la propriété individuelle éclipse la propriété collective ; dans le droit des obligations le formalisme disparaît progressi- vement. Le droit civil résiste mieux dans les institutions familiales par exemple. Certaines institutions empruntées au droit civil sont peu à peu modelées par le commerce et adaptées aux besoins nou- veaux : ainsi la communauté familiale primitive devient contrac- tuelle et donne naissance à la société de commerce. D'autres fois une institution civile se double d'une institution commerciale correspondante, plus souple et plus plastique : ainsi la lettre de cbangc naît à côté de Y instrumentum ex causa cambii, ou, d'une façon plus générale, l'effet de commerce, à côté de l'instrument civil.
Le résultat de ces actions et de ces réactions est le suivant :
Le droit civil des sociétés organisées n'a plus de caractère reli- gieux depuis que s'est dégagée la croyance à un droit fondé sur l'intérêt social. Il témoigne, à vrai dire, quelque défaveur aux étrangers, mais il ne les exclut pas complètement '. Il traduit ordi- nairement ses manifestations sous une forme plus ou moins sacra" mentelle, mais cela n'est pas absolu. S'il reste répressif en certaines matières, il est plus généralement restitutif*.
1. Lyon-Caeii et Renault, Traité*, I, p. 7-8.
2. Tout ceci, bien entendu, est présenta en raccourci. Il faudrait montrer comment la partie de l'ancien droit civil qui est réputée reposer sur l'intérêt public s'en est séparée sous le nom de droit pénal.
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En sens inverse, le droit commercial n'est plus exclusivement restilutif ; il est aussi répressif, et pourvu de sanctions organisées internes. Il devient formaliste en quelques matières (Effets.de commerce)'. Il perd son caractère purement international, car, dans le sein de la nation, l'autonomie des groupes segmentaires a dis- paru. Il devient un droit national, au moins pour partie, et ne se distingue point par là du droit civil nouveau*. On a réservé le nom de droit international à l'ensemble des institutions juridiques par lesquelles peuvent se résoudre les conflits qui surgissent entre deux états, soit qu'il s'agisse de leurs intérêts propres [Droit international public), soit qu'il s'agisse des intérêts privés de leurs sujets [Droit international privé). Ce droit international, issu de la solidarité organique qui tend à unir les nations autonomes, embrasse une partie des institutions que comprenait l'ancien droit commercial des groupes segmentaires. Le droit commercial actuel conserve seulement de son caractère international ancien une généralité d'application, une aptitude à l'unification que ne com- porte pas le droit civil 3 et qui permet d'envisager le jour où l'on arrivera à un droit du commerce uniforme pour des splières éco- nomiques de plus en plus larges4.
Il n'y a donc plus vraiment de critérium juridique de la distinc- tion du droit civil et du droit commercial. Comment expliquer dès lors que cette distinction subsiste alors que ses bases bistoriques ont disparu ?
C'est qu'à défaut d'une raison A' diva juridique, la distinction du droit civil et du droit commercial a encore une raison d'être écono- mique. Il subsiste un trait du contraste que nous avons signalé. A la différence du droit civil, le droit commercial est individualiste; il considère la volonté individuelle comme le facteur fondamental de la distribution des richesses; ses institutions sont celles par lesquelles cette volonté se manifeste avec le maximum de liberté, donc celles qui permettent aux richesses de circuler le plus aisément.
Le droit commercial se présente ainsi comme le droit de la richesse circulante et des agents de sa circulation; le droit civil
1. Thaller, Place du commerce, p. 30.
2. Thaller, Place du commerce, p. Î14 et suiv.
3. Goldschmiclt, p. 11 ; Thaller, Place, p. U.
4. Cohu, Vie Anf&nye eiites Weltoerkehrsrechts {Drei rechlswissenscha/Uiche Vorlrùr/e, 1888).
DROIT COMMERCIAL 79
comme le droit de la richesse immobile et des titulaires de cette riihcsse. De là vient que l'un s'applique surtout (mais non exclu- sivement) aux meubles, et l'autre aux immeubles. La circulation est une notion qui manque de contours définis; elle est susceptible de plus ou de moins. Cela explique les incertitudes de la distinction actuelle de l'acte de commerce et de l'acte non commercial. Cela explique aussi pourquoi notre Code de commerce français, ne pou- vant définir l'acte de commerce, s'en est tenu à une énumération dont toute idée générale paraît absente', et pourquoi les juris- consultes qui recherchent le lien doctrinal que le législateur n'a pas indiqué ne peuvent aboutir qu'à des définitions purement économiques mettant plus ou moins en relief l'idée de circulation *. Le domaine du droit commercial ainsi compris est susceptible de s'accroître aux dépens de celui du droit civil, car la richesse circu- lante peut s'accroître aux dépens de la richesse immobile. Le phé- nomène de mobilisation des valeurs considérées comme les moins aptes à circuler, et notamment de la propriété foncière, a souvent été mis en relief: les immeubles représentés par des parts sociales ou par certains titres (livres fonciers) deviennent susceptibles de circuler et d'entrer indirectement dans la clientèle du droit commercial *. Et le droit civil emprunte de plus en plus les insti- tutions du droit commercial. C'est par exemple la procédure commerciale de la faillite qui s'étend dans certains pays aux non- commerçants, ce sont les clauses commerciales à ordre ou au porteur qui s'introduisent dans les titres civils; ce sont les formes commerciales qui peuvent être adoptées par des sociétés ayant un objet civil», etc. L'empreinte mercantile du droit civil devient assez
1. Code de commerce, art. 632-633. Lyon-Caen et Renault, Traité1, I, p. 3.
2. Tliallix. dans les Annales de droit commercial, 1895 ; Traité élémentaire, Intro- duction, notamment p. l.'i. Cf. Goldselnnidt, I, p. t : Bande] ist die den (iaierumliiiif Termittelnde Krvcrhstliàtisfkeit. MM. Lyon-Caen et Renault {Traité1, I, p. 101). tout eu critiquant la formule de M. Tballer, sout amenai pourtant à reconnaître que les actes dl aommerce » ne trouvent pas leur définition dans dis conditions absolue! de droit et de justice », et qu'ils « sont soustraits au droit commun pour des raisons d'utilité pratique. Ainsi, ajoutent Hi, dans les idées des rédacteurs du Code, le billet à ordre rend moins de services que la lettre de ebauge ; aussi n'est-il pas nécessairement un acte de commerce, tandis qu'il en est autrement de la lettre de chanire ». Or, s'il rend notai de services pratiques, n'est-ce pas tout simplement parce qu'il se prête à une circulation moindre '
3. Cf. Tlialler, l'iace du commerce, p. 38.
4. Thczard, De l'influence des relations commerciales sur le développement du droit privé [Revue crifique de législation et de jurisprudence, 1873-14, p. 103, 166 et 250}
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profonde pour qu'on puisse prévoir qu'un temps approche sans doute où il n'y aura plus de ligne de démarcation tranchée entre la richesse immobile et la richesse circulante, et où toutes les ri- chesses seront également aptes à circuler. Le droit civil et le droit commercial pourront alors se fondre. Cette fusion est accomplie plus ou moins complètement dans certains pays étrangers (Suisse; Grande-Bretagne) '.
VIII
Résumons les résultats auxquels nous sommes parvenus. Le commerce est un système de distribution économique qui correspond à des formes sociales de transition, échelonnées entre le type segmentaire et le type organisé. Ces formes sociales sont issues d'une division du travail économique s'opérant dans l'espace (spécialisation des centres de production, des voies de transit, des centres de distribution, etc.). Le commerce permet de réaliser la division du travail malgré l'obstacle de l'espace; il fait circuler les produits. Le droit commercial permet de réaliser la division du travail malgré l'obstacle des hommes. Il assure la sécurité et la solidité matérielle des conventions, mais il laisse subsister l'iné- galité économique des contractants, et par là, il manifeste encore son caractère originaire de droit limité entre ennemis.
Cela posé, qu'arrive-t-il lorsque les formes transitoires où se marque encore la segmentation primitive disparaissent et que l'or- ganisation est poussée plus avant? On peut prévoir une régression du commerce et du droit commercial. Cette régression se réalise. Comme il arrive vers le sommet de toute courbe ascendante, on perçoit dès maintenant la menace d'une chute.
La division du travail ne produit en effet ses résultats et n'en- gendre la solidarité organique que lorsqu'elle est spontanée. C'est, sous une autre forme, la même idée que nous avons exprimée lorsque nous avons indiqué que le droit commercial, expression d'une forme déterminée de division du travail, repose essen-
1. Thaller, Place du commerce, p. 97, 98; f.yon-Caen et Renault, Traité *, p. 7 ; Gauffre, Essai sur une tendance actuelle à l'unification du droit civil et du droit commercial, 1898 ; Géuy, Méthode d'interprétation et sources en droit privé, 1899, p. 551. Cf. Goldschmidt, I, p. 10, n. 3.
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tiellement sur la volonté. Or la division du travail n'est spontanée qu'autant qu'il n'y a aucune inégalité dans les conditions exté- rieures de la lutte '. Le droit commercial n'apporte par lui-même *, nous l'avons dit, aucun correctif aux conditions inégales de la lutte économique. Bien plus, il a contribué à établir l'une des sources les plus fécondes qui soient d'inégalité, la propriété individuelle. Il est clair qu'entre celui qui possède et celui qui ne possède pas, la balance n'est point égale ; l'équilibre nécessaire pour que la divi- sion du travail soit génératrice de solidarité est rompu. Le droit commercial est donc le droit d'une division du travail incomplète, et ne sanctionne que des formes incomplètes de solidarité orga- nique. On peut présenter la même idée d'une autre façon : le ré- gime ahostilité matérielle avait créé l'esclavage, qui exclut toute solidarité entre le maître et l'esclave et n'établit que des relations unilatérales. Le régime d'hostilité économique crée un état de dépendance économique qui n'est pas moins exclusif de toute solidarité.
Or, la rupture de la solidarité est d'autant plus sensible que la division du travail est poussée plus avant. La crise devient particu- lièrement aiguë lorsqu'un progrès nouveau de la division du travail marque l'avènement d'un système économique différent des sys- tèmes de l'économie naturelle et de l'économie commerciale, et qui se superpose à eux. Je veux parler du système de l'économie industrielle.
Qu'appellc-t-ou industrie ? Il serait trop long d'examiner, avec les développements nécessaires, cette question qui dépasse les bornes strictes de notre sujet. Contentons-nous d'indiquer que, pour nous, l'industrie est le mode de production qui se caractérise par la division du travail portée dans l'acte même de production. Cet acte est scindé en un grand nombre de mouvements simples, dont chacun est accompli par des agents spécialisés. Cela entraîne
1. Durklieim, p. 367 et suiv.
2. Il existe à vrai dire parfois certains correctifs au principe de libre concurrence ; mais ces correctifs ne sont pas issus du régime commercial. Aiusi la limitation et la prohibition de l'usure sont très généralement d'origine reliyieuëe, donc nationale (Pro- hibition canonique chez les Musulmans, chei les Chrétiens, etc. On pourrait prouver que la prohibition et la limitation du prêt à intérêt à Rome ont aussi un caractère cano- nique). Les correctifs que le droit contemporain applique aux excès de la concurrence (répression de la concurrence déloyale, annulation par la jurisprudence de certaines clauses de non-responsabilité, etc.) saut relativement récents et correspondent a des forme» de civilisatiou où l'organisation a dépassé la phase purement commerciale.
R. S. 11. — T. VU, h» 19 6
ri HKTDE5 GÉNÉRALES
comme corollaires remploi iluu nombre important d'agents pour un même acte. l'usage possible du maehinismeel, parlant, la neo SS d une réunion imporlanle de capitaux. Celte définition est plus étroite que celles qu'on adopte communément F.lle exclut, par exemple, de la Sphère de l'industrie, le simple melirr exerce par un artisan seul 00 avec quelques autres artisans. L'artisan n'est pas un industriel.
On comprend aisément quel malaise juridique doit résulter de 1 avènement de l'économie industrielle dans un milieu façonné par l'économie commerciale. La division dn travail entre les agents et le patron n'est point spontanée, puisqu'elle résulte des capitaux qni manquent aux uns et dont l'autre dispose. Elle n'est donc point génératrice de solidarité: elle ne crée pas une véritable réciprocité de services: elle crée seulement des relations nni- latrralcs\ d'autant plus inégales que la division du travail est plus accentuée. Du moment que celle-ci multiplie les agents et ne demande à ehacuu d'eux que des mouvements simples, elle fait d'eux des rouages plus infinies et plus facilement interchangeables de l'entreprise. Ainsi, taudis qu'un petit cordonnier hésitera à se défaire de l'ouvrier qui ttaTaille avec lui. le grand fabricant de chaussures n'hésitera pas à renvoyer l'un des ouvriers qui posent des anllets aux brodequins qu'il fabrique.
Il n v a même pas de solidarité organique entre les agents spé- cialisés, car il n'y a pas rutre r«x échange de sen ices : il y ;< - lement apport de services à un tiers. Mais la similitude de leur situation, l'opposition commune de leurs intérêts à ceux du capital fait naître entre eux une conscience collective, doue une solidarité mécanique, qui devient d'autant plus étroite, par une réaction naturelle, que le principe antagoniste d'individualisme est plus accentué.
Il y a donc antinomie entre le droit individualiste issu du com- merce (c'est-à-dire dune division du travail limitée . et une divi- sion du travail plus avancée*. Le conflit des principes se traduit
1. Cf. as aatrr *çy*r« «fc U qacsttaa Jm< tarUtàm, ». 133.
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eitérlèdremeÉil par de> ëonnlbi entre le capital, d'une part, et la ■inirr de* agents unis par la solidarité mécanique de l'autre.
La fin de cet état de lutte ne peut résulter que de l'avènement d'un droit nouveau réagissant contre le droit individualiste. Ce droit «-il r Oie de formation porte le nom de droit industriel*. Il feagne dès maintenant du terrain au fur et à mesure que l'écono- mie Industrielle fait tache d'huile. On peut suivre aujourd'hui la pénétration du droit industriel jusque dans les institutions qui se rattachent a l'économie naturelle 'pèche, agriculture, élevage, ex- ploitations extractives;. et cette pénétration a pour cause le progrès de la division du travail grandes entreprises, machinisme, etc.) dans cette forme économique.
La réaction du droit industriel contre le droit commercial peut résulter soit d'an accord de volontés, soit d'une contrainte exercé»- par le pouvoir régulateur de la société. Il existe, dès maintenant, au conflit industriel, des solutions contractuelles et des solutions étatiques. D'un côté se placent les institutions de prévoyance, de mutualité, d'arbitrage, etc., de l'autre, les institutions de tutelle sociale. L'attitude du droit industriel à l'égard du commerce diffère beaucoup selon qu'on considère la partie contractuelle, donc individualiste, ou la partie impérative, donc étatique, de ce droit.
Il n y a pas d incompatibilité entre le* institutions contractuelles du droit industriel d une part, le commerce et le droit commercial de l'autre: car ces institutions contractuelles cherchent pré<i-*»- menl dans le principe d individualisme qui est à la base de l'éco- nomie commerciale le remède du conflit que le régime industriel fait naître. Les groupements corporatifs, par exemple, ou la coo- pératiou (•péetsientent la coopération de production . ne portent pa-, atteinte au droit du commerce*. Cela n'arrive que si l'inter- vention sociale dans le système corporatif ou coopératif s'accentue au point de fain- disparaître son caractère contractuel. C'est d'ail- leurs r»- <pii so produit de plus «mi plus, et c'est forcé. On ne saurait guérir I eues de l'individualisme par l'individualisme même; le
le droit industriel récent ue liilil pas sur 1111 terrain nde: il doit d'abord démolir •!•-* ni i liqoes aucieim.-» adaptées a d'antres formes de division du travail. Ile même a d 'autn •« ézards : il • \i»t- • t ideuimmt une morale des rapports eulre patron et ou» ri. r : mais c'est la morale du commerce, et elle ne suflit pas.
I. Pic, Truite élémentaire de léyUlalion iiulush telle. 2* éd.. laOS.
.'. flialler, l'iace du commerce, p. \2S%
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remède engendre les mêmes ruptures de solidarité que le mal. L'homéopathie réussit peu en matière sociale.
Il y a, par contre, incompatibilité entre les institutions étatiques du droit industriel d'une part, le commerce et le droit commercial de l'autre. L'interventionnisme est nécessairement hostile au com- merce ; il a pour but de restreindre ou de supprimer la libre con- currence, et d'établir la paix économique. Les doctrines socia- listes, qui traduisent les aspirations et les espérances extrêmes de l'interventionnisme grandissant, sont logiques lorsqu'elles se prononcent à la fois contre la propriété individuelle, contre la liberté des conventions et contre le commerce, et lorsque, faisant de la société l'unique agent de distribution économique, elles fon- dent le droit commercial dans le droit administratif. Est-ce à dire que l'avenir doive réaliser de tout point les programmes que trace par exemple le collectivisme ? Il serait téméraire de le pré- dire, surtout quand l'on sait combien les prévisions des doctrines sont fréquemment démenties par les faits. On peut constater seu- lement une tendance : c'est que le développement de la division du travail, réagissant contre les traditions individualistes issues de l'économie commerciale, paraît devoir limiter le champ du com- merce et des institutions commerciales. Jusqu'à quel point? L'a- venir le dira. Cette conclusion, trop flottante au gré de quelques- uns, nous paraît seule prudente.
IX
L'esquisse que nous venons de tracer de l'évolution du droit commercial suffit à marquer le cadre dans lequel se meut l'his- toire de ce droit. Ce cadre déborde sensiblement celui où se ren- fermerait l'histoire des institutions du droit commercial actuel. Il comprend notamment l'histoire des conventions de paix par les- quelles se nouent les premières relations commerciales : hospita- lité, trêve des marchés; système des représailles (droit de marque), traités; en un mot un ensemble de questions qu'on rattacherait aujourd'hui au droit international ; — puis l'histoire des forma-
1. Thaller, Place du commerce, p. 118 et suiv. La large organisation corporative dont M. Durkheim (2° éd., Préface, p. i-xxxvt] attend le renouvellement de l'ordre juri- dique et moral dans nos sociétés modernes doit aboutir au même résultat.
DROIT COMMERCIAL 85
tions urbaines et du droit municipal, qu'on rattacherait au droit administratif; — puis l'histoire de l'individualisme dans le droit privé (propriété individuelle : décadence du formalisme; contrats consensuels, à sanction restitulive) qu'on rattacherait au droit civil. À ces matières qui sortent de la sphère du droit commercial contemporain se joint l'histoire encore extrêmement vaste des institutions qui rentrent dans cette sphère (par exemple : sociétés, effets de commerce, faillites, juridictions commerciales, etc.).
Un essai de synthèse de ce vaste ensemble devrait naturelle- ment comprendre trois parties :
\° Une partie consacrée aux Sources. Elle se diviserait en deux sections : A. Une théorie générale des sources juridiques du droit commercial, c'est-à-dire des faits générateurs de ce droit. B. Un tableau de ses sources historiques, c'est-à-dire des documents par lesquels nous le connaissons.
2° Une partie consacrée à l'Histoire externe de notre droit, c'est- à-dire à l'examen de l'influence que. les différentes manifestations de la vie économique, politique, sociale, ont exercée sur les insti- tutions commerciales. L'histoire externe du droit commercial est donc basée sur l'histoire même du commerce et de la politique commerciale. Kilo doit passer en revue les diverses civilisations, et moitié en relief l'importance et les formes que le droit du com- merce a prises dans chacune d'elles.
3* Une partie consacrée à l'Histoire interne du droit commercial, c'est-à-dire à l'étude historique de chaque institution commerciale prise séparément, en dégageant la marche générale de celte insli- tulion, et les précédents immédiats de sa forme moderne.
Nous suivrons cet ordre même pour exposer les principaux résultats des recherches qui ont élé jusqu'ici consacrées à ces questions.
P. Hivkun.
NOTES, QUESTIONS ET DISCUSSIONS
A PROPOS DU LEIIRDUCU DU PROFESSEUR BERNHEIM1.
M. Ernst Bernheim est sans contredit le premier qui se soit occupé systématiquement de la méthodologie en histoire. Son Manuel de la mé- thode historique, paru en 1889, réunissait, dans un système, les réflexions éparses qui' avaient jusqu'alors fécondé ce terrain encore vierge de la pensée humaine. Après quatorze ans d'études et de labeur, M. H. nous donne une nouvelle édition de son ouvrage, enrichie par la discussion des nombreux écrits parus sur la matière pendant ce temps. Son Manuel peut servir d'un côté à l'orientation dans les problèmes si difficiles et si compliqués que soulève la discipline dont il s'occupe, de l'autre il ré- sume d'une façon critique presque tout ce qui a été écrit sur ce sujet; car M. B. est d'avis qu'une « honnête prise en considération des travaux antérieurs est la première condition de tout travail vraiment scienti- fique » (p. i). Aussi une bibliographie d'une richesse incomparable sert de base au monument élevé par M. B. à la méthodologie historique, et le savant professeur peut à bon droit se féliciter de n'avoir pas laissé s'écouler le temps sans profit pour sa doctrine.
M. B. réunit dans son livre deux matières connexes mais pourtant dif- férentes : les idées qui ont trait à la nature et à l'essence de l'histoire et les questions de méthodologie. Le' but principal poursuivi par l'auteur, c'est la méthode qu'il faut appliquer dans la recherche de la vérité en histoire. Mais bien entendu, M. B. ne pouvait toucher à cette matière, avant de se rendre compte du caractère de la connaissance historique, car toute méthode doit formuler ses principes d'après le genre d'inves- tigations auquel elle doit servir. Voilà pourquoi M. B. ajoute au titre ancien de son ouvrage, Lehrbuch der gesChichtlichen Méthode les mots und der Geseliichlsphilosophie, terme qu'il faut entendre dans le sens
1. Lehrbuch der geschichllichen Melhode und der Geschic/itup/tilosophle , mit Nacliweis der wïdiligsten Quelles und lliili'smittel zuni Studium der Geschiehte, von Ernsl Bernheim, professer der Gescliiehte an der Universitat zu Greifswald. Drille und vierte Auflage, Leipzig, Verlag von Duuker et Humblot, 1903, un volume in-8 de vu et 782 pages.
NOTPS, QUESTIONS ET DISCUSSIONS 87
de l'hilnxnpltit' li i.slmiqiif, (Itrorie de l'Iiisltiirf et non dans celui do phi- losophie de l'histoire qui u\ait un tout autre sens. Mais le but j> fi n ri pal poursuivi pur l'auteur est de donner un guide contenant les principes et les règles à suivre dans l'exécution des travaux historiques. C'est en premier lieu un Lehrbwh der geschic\tH%çhet\ Mrthotle. Après avoir étu- die dans le chapitre r (p. I-Ili7), la nature de L'histoire il passe, dans [es Cinq chapitres suivants p. 158-741), à l'étude des questions de méthodolo- gie : généralités (chap. "); connaissance des sources de l'histoire (Ouel- lenkunde) (chap. m); critique (chap. iv); conception (Auffassung) (cha- pitre v), et exposition (chap. vi).
Tel qu'il se présente, le manuel de M. B. est destiné à rendre les plus grands services à la théorie et à la méthodologie historiques, par la trame puissante de son argumentation et par la défense chaleureuse de l'histoire contre les attaques qui lui viennent de tous côtés, et qui tendent à rejeter cette discipline en dehors du domaine de la science universelle et a attendre la constitution de l'histoire-science des efforts des penseurs futur-.
Quiconque aura étudié le livre de 11. 11. abandonnera ces idées er- ronées. Il reconnaîtra qu'il y a deux sortes de sciences, celle du géné- ral, les sciences et lois et celles de l'individuel, les sciences histo- riques, et que Ja découverte de la pleine vérité qui est le but suprême de la science, ne saurait être atteinte tant que l'on n'envisagera que le coté général des choses, en négligeant l'élude des formations uniques.
Après avoir apporte notre tribut de reconnaissance à l'émincnt savant allemand pour une leuvrea la confection de laquelle il a dépensé un la- beur si ardu, M. B. nous permettra de présenter quelques rctle\ions cri- tiques que nous suggère -on .\cc]|eut ouvrage. Mais nous ne toucherons qu'aux questions de théorie historique, celles qui ont trait à la métho- dologie étant pour ainsi dire épuisées par M. 11. dans les limites de nos connaissances actuelles.
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M. li. commence par diviser les sciences en trois groupes : celles qui veulent savoir comment les choses sont sciences, ainsi appelées natu- relles); celles qui examinent ce que ces choses signifient dans le sys- tème du monde (philosophie] e| celles qui montrent c ment ces choses
sont devenues sciences historiques) (p. I). Conformément à cette distinc- tion, l'auteur reconnaît que « nous pouvons considérer Ions les objets d'une façon historique » (p. 3). Nous pensons que. d'après ces prémisses, M. 15. aurait dû exposer, dans la partie; théorique de son ouvrage, les principes de la connaissance historique en général qui doit, dans ses principes fondamentaux, être la même dans toutes les sphères où elle peut se retrouver; car il ne faut pas l'oublier, la théorie de l'histoire esl une question da logique el notamment la logique de la succession, du
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développement, et les principes qu'elle formule ne sauraient être autres dans les différents terrains sur lesquels elle s'étend.
M. B. procède pourtant autrement. Il se contente de rappeler le tout dont l'histoire do l'humanité n'est qu'une partie; mais il ne s'occupe dans son étude que de cette dernière, comme s'il pouvait la détacher de la base sur laquelle elle repose, le développement universel.
Il définit la science historique (Geschichlswissenschaft) en général, et donc sans aucune distinction, comme « la science qui étudie et expose les faits du développement de l'humanité (tant singuliers que typiques et collectifs), comme produits d'êtres sociaux dans leur enchaînement causal » (p. 6).
M. B. abandonne donc complètement la notion plus vaste du dévelop- pement universel, pour s'en tenir à celle plus restreinte du développe- ment humain, autour de laquelle il groupe toutes ses recherches et toutes ses discussions. El pourtant cette conception plus étendue de la science historique, au delà des limites de l'humanité, est absolument nécessaire, s'il s'agit d'assigner à l'histoire sa véritable place dans le sys- tème des connaissances humaines. On ne saurait se rendre un compte parfait de la nature et la connaissance historique, si on ne l'envisage pas largement, dans son essence môme, comme connaissance de ce qui de- vient, du développement, dont l'histoire humaine n'est qu'un chapitre, il est vrai, le plus important.
Pour établir sa théorie de l'histoire, M. B. est forcé par la logique des choses de faire usage de la conception plus vaste qu'il rejette de sa défi- nition. C'est ainsi que lorsqu'il veut tracer la différence entre l'histoire et les sciences naturelles, différence qui consiste en ce que l'histoire expose toujours ce qui est particulier à chaque individu, l'auteur corro- bore cette vérité par cette autre plus compréhensive, que « partout où il s'agit de la connaissance du développement d'êtres vivants, même dans le , champ de la nature », apparaît le môme fait caractéristique et la concep- tion historique, la connaissance de l'individuel (p. 97).
Ailleurs, M. B. a recours au darwinisme pour étayer ses conceptions. Comme il le remarque, d'ailleurs, très bien : « le darwinisme, avec toutes les lois biologiques qu'il applique, ne peut qu'expliquer régressi- vement comment les espèces présentes ou celles qui ont disparu ont constitué dans leurs formes définies, par le moyen des variations conti- nuelles auxquelles elles ont été soumises, la chaîne des êtres organisés, considérée comme un tout ; mais la théorie de la descendance ne saurait établir par voie de déduction que les différentes formations devaient se produire en vertu des lois de développement, comme des conséquences nécessaires. De quel droit, poursuit M. B., considère-t-on la théorie de la descendance comme un triomphe de la science et de sa méthode, quand on ne veut pas considérer comme science l'histoire qui procède de la môme façon? Celui qui conteste à l'histoire ce caractère, doit consé- quemment effacer de la science proprement dite, toute la sphère de la connaissance qui a pour objet l'explication causale des phénomènes du développement organique » (p. 145).
NOTES, QUESTIONS ET DISCUSSIONS 8>
Nous nous permettrons d'ajouter un argument aux considérations de l'auteur. Les naturalistes pourraient objecter : que dans la théorie de la descendance, c'est l'application de quelques lois, comme celle de la sélec- tion naturelle, de la lutte pour la vie, de la transmission héréditaire des caractères acquis, qui explique les formations successives. — Mais dans l'histoire d'humanité, les choses se passent d'une façon identique. Les événements de l'histoire sont aussi le produit des lois immuables telles que la lutte pour la vie, la division du travail, l'économie des forces, le changement des actes volontaires en actes instinctifs, etc. Car, tout comme dans la théorie de la descendance, l'action de ces lois générales, mode de manifestation des forces naturelles, s'incorpore dans des circons- tances toujours nouvelles, ce quia pour conséquences qu'un naturaliste peut tout aussi peu prédire le genre des transformations que subira un organisme, que l'historien les événements de demain. Sous ce rapport, donc, encore pleine et entière identité entre les procédés de la succession, n'importe à quelles formations elle s'applique.
Si M. H. avait fait rentrer la géologie ainsi que le développement des organismes dans ses conceptions sur la logique de l'histoire, il n'aurait pas eu besoin d'élayer sa théorie par des arguments tiret des sciences naturelles. 11 aurait posé le principe universel, que dans tout développe- ment il s'agit toujours des phénomènes individuels, c'est-à-dire qui ne se reproduisent jamais identiquement dans le courant du temps, fus- sent-ils quant à l'espace individuels aussi (ce qui n'exclut pas un degré de généralité), comme dans l'histoire de l'humanité, ou bien universels comme dans la géologie ou la transformation des organismes.
Il nous semble que la distinction radicale que nous avons établie entre ce» deux sortes de, phénomènes que présente l'univers, ceux de répétition et ceux de succession, peut seule fournir à l'histoire une base solide et distinguer le mode de connaissance scientifique qui procède de l'individuel, de celui des sciences de la répétition qui s'inquiètent des éléments universels contenus dans les phénomènes.
Nous avons considéré cette différence comme étant donnée par les phénomènes eux-mêmes et non par notre façon de la concevoir. M. IL, tout en admettant notre façon de voir, objecte que cette distinc- tion ne serait pas immanente aux phénomènes étudiés, mais dépend de notre façon d'envisager les choses. Elle aurait donc une origine subjec- tive et non objective, comme nous l'avons soutenu. A l'appui de sa ma- nière de voir. M. B. cite nos propres paroles : « L'essentiel est que les faits de répétition soient toujours les mêmes, qu'ils ne changent point dans leur mode de production ou plus exactement (c'est M. B. qui sou- ligne), que les variations qu'ils peuvent présenter n'aient aucune impor- tance. » [Principes fondamentaux de l'histoire, p. 14.) Importance pour qui, se demande M. B. : « Bien entendu que pour celui qui étudie. » Mais M. B. n'observe pas que les phénomènes sont considérés au point de vue historique par celui qui les étudie, non parce que ce dernier le veut bien, mais parce que le développement s'impose à son attention. Les phénomènes sont étudiés systématiquement, c'est-à-dire comme parties
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d'un système, ou historiquement, d'après le côté qu'ils tournenl vers celui qui les examine. Ce n'est pas nous qui introduisons dans les phé- nomènes de l'Univers la conception historique ; c'est l'histoire qui se déroule devant nos yeux et qui s'impose à notre esprit. Voihi pourquoi certains phénomènes qui ne se développent pas, ou dont la brièveté de notre existence ne permet pas d'apercevoir le développement, ne sont pas étudiés au point de vue de la succession, mais seulement à celui de la répétition, du système. Tels sont les phénomènes astronomiques. Si l'homme présente les deux faces à la l'ois, il le doit à sa nature plus com- plexe, qui tout en persistant dans ses traits fondamentaux se développe avec une grande rapidilé.
Il ne suffirait donc pas de reconnaître que l'histoire de l'humanité n'était qu'une partie du développement universel pour ne s'occuper en- suite que de la théorie de cette partie. La théorie devait comprendre le tout; et la partie ne devait intervenir que pour expliquer la modification des principes que sa nature spéciale exigeait.
Si M. B. avait donné à sa conception de l'histoire la base large et sûre du développement entier, il n'aurait pas eu besoin, pour démontrer l'im- possibilité de l'existence de lois en histoire, d'avoir recours aussi à l'ar- gument tiré de Ja complication plus grande des phénomènes historiques (p. 11b). Cette complication n'exclurait pas l'existence des lois; mais expliquerait seulement pourquoi elles sont plus difficiles à formuler. Mais la question des lois en histoire, est une question de principe. Les lois de production des phénomènes historiques (événements) ne peuvent exister, puisque les phénomènes qu'elle examine ne peuvent leur être soumis, et ce principe peut être établi sur une base bien plus large, si on considère tout l'ensemble des faits du développement et non seulement celui de l'humanité. La production des faits successifs ne peut être régie par des lois, par la raison suivante : dans les phénomènes de la répéti- tion, les forces naturelles, pour produire les phénomènes, s'incorporent dans des circonstances toujours identiques et, de cette double régularité, le mode de manifestation des forces et la constance des circonstances, résulte fatalement la production de phénomènes identiques les uns au\ autres. Dans la succession, les forces naturelles, pour donner naissance aux phénomènes, s'incorporent dans des circonstances toujours chan- geantes, et ici une régularité venant en contact avec un changement, ce qui en résulte, les phénomènes, ne peuvent être que dissemblables. Au lieu de la reproduction de phénomènes connus (éclipses, marées, révo- lution et rotation des corps célestes, retour de la végétation, reproduc- tion des organismes, effets delà division du travail, de la répétition des notions), on a la production des faits toujours nouveaux (batailles dans une guerre, auteurs dans le développement littéraire, transformation des institutions du droit). Or, une loi formule toujours la reproduction du même phénomène. Une loi qui formulerait la production de phétuh mènes nouveaux est une absurdité.
A propos de lois, notons encore une inexactitude de notre auteur, l'artoul il a l'air de. considérer la loi comme une formule explicative et
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donc causale des phénomènes*. Les lois représenteraient d'après M. II. toujours « des rapports généralisés de cause à effet». Mais la plupart des luis de répétition n'expliquent nullement les phénomènes dont elles ré- gissent la production.
Elles ne t'ont qu'enregistrer dans des formules générales leur mode de production, sans établir nulle connexilé de cause à effet. K\eni|de, lés luis de la transmission des sons, de la réfraction et de la réflexion de la lumière, les lois d'Ohm relatives aux courants électriques, etc. Il y a bien quelques lois explicatives des phénomènes de répétition, telles que celles de la gravitation, mais ces lois ne forment qu'une partir bien res- treinte de la connaissance scientifique des (ans de répétition. Les sciences ne poursuivent pas comme but principal l'explication, mais bien la dé- couverte des phénomènes. Elles tachent de trouver lu formule de leur reproduction. L'explication est bien souvent laissée au domaine douteux de l'hypothèse. GC n'est qu'en histoire que l'explication causale peut-être donnée plus rigoureusement, attendu que les causes des faits étant en grande partie psychologiques, nous pouvons les pénétrer directement au moyen, de notre esprit qui possède précisément la clef de l'explication psychologique, pendant que, pour les phénomènes île la nature exté- rieure, celte clef nous inanimé et nous ne pouvons pénétrer au rieur même des choses.
Mais M. B. qui ne distingue pas entre les lois de production des phé- nomènes el les lois explicatives ou de causalion, admet la catégorie des loi- empiriques ou règles, catégorie que nous ne saurions iiaueun égard, considérer comme lois. M. B. considère les deux formes de généralisation, comme des jugements, donc comme des créations de notre esprit, et dis- tingue les hais proprement dites des lois empiriques par la circonstance que, dans les premières, le rapport causal serait connu ou supposé' connu, pendant que dans les lois empiriques l'enchaînement causa] n'est pas indiqué'.
Toute cette partie de la logique historique de M. H. sent trop l'école et marelie a côté de la vérité. La loi est l'expression intellectuelle de la ma- nifestation d'une force de la nuture : elle n'est que le reflet de la réalité dans notre entendement. Comme nous l'observions, pour la succession qui s'impose h noire esprit de par la force des choses, il en est de même des lait naturelle* qui ne sont nullement le produit de notre abstraction, de noire tendance a la généralisation, mais bien l'écho dans notre esprit des constances naturelles. La rèule au contraire, n'est que le produit de notre tendance à former des notions gépérales, et cuire la loi propre- ment dite el (par abus de ce terme la loi empirique, il y a la distance du ciel il la terre.
Si non- insistons sur celte question de logique générale, c'est qu'elle
I. Il déunit la lui, un rapport constant do pbénoineues basés sur des cshsci connues oh «apposées connues p. MU. Cornu, p. l ici : « ilas gogeu, statislische Gesetz i>t niclits anuVr .As ileu in Zatileiittûrte Ausdruck fur dièse Tfiatsaéue ; es erklar( dieselpe lu Li'im i \\ eise. »|
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possède «ne importance décisive pour trancher une controverse qui bat encore tout son plein et qui met en doute le caractère scientifique de la connaissance historique. On objecte notamment contre ce caractère de notre discipline la circonstance que la science formulerait toujours des notions générales qui se rangeraient dans un système d*après leur subor- dination les unes aux autres, ou leur coordination les unes à l'égard des autres. L'histoire ne reliant entre elles que des notions individuelles, le caractère d'une science ne saurait lui être reconnu. L'histoire ne saurait donc présenter qu'un intérêt esthétique et ne peut posséder que le carac- tère de la connaissance descriptive et non celui de la vraie science.
L'auteur, pour défendre l'histoire contre une pareille attaque, procède de la façon suivante. 11 admet que, dans la sphère du positif, la distinc- tion entre la simple connaissance et la science, consisterait dans le fait, que cette dernière s'occuperait des phénomènes dans leur détermination causale (p. 145), et il trouve qu'en histoire, il s'agit aussi de la mise en lumière des relations causales, mais d'une autre façon, et que donc le caractère de science ne saurait être refusé à l'histoire.
11 nous semble que cette façon de défendre notre discipline n'est pas la meilleure. Comme nous l'avons observé, les sciences ainsi appelées naturelles ne s'occupent qu'incidentellement de la recherche des causes, et il est absolument inexact de dire que la connaissance scientifique est une connaissance des causes. Les sciences positives s'inquiètent du comment et non du pourquoi des choses, comme le reconnaissent les plus profonds penseurs de la sphère même des sciences. La découverte des causes n'intéressant les sciences positives qu'en second lieu, on ne saurait élever cette connaissance à la hauteur d'un principe qui détermi- nerait, par sa présence ou son absence, le caractère scientifique d'une discipline quelconque.
A la différence des sciences positives, les sciences historiques ne peuvent enchaîner les événements individuels que sur le fil de la causa- lité historique, bien plus à la portée de la raison humaine que la causa- lité des phénomènes naturels, et ce fil procure à l'histoire les idées générales, les séries qui rattachent les événements les uns aux aulres par une connexion intime.
Donc au lieu de voir, comme M. Rcrnheim, la différence entre la con- naissance scientifique positive et la connaissance scientifique historique, dans le mode différent de conception de la causalité universelle, nous pensons que la différence la plus profonde qui existe entre ces deux modes de conception scientifique, consiste dans le fait, que pour les sciences positives, cette connaissance n'est pas le but principal qu'elles poursuivent, pendant que l'histoire ne saurait exister sans elle.
Quant aux éléments généraux qui relient en un corps logique les no- tions individuelles, ces cléments existent aussi en histoire dans des séries de développement qui embrassent bien des événements dans une notion plus compréhensive. Mais la différence entre les éléments géné-